
Avertissement
L'intention
de ce texte est d'annoncer la mort prochaine d'une des figures
symboliques de ce vieux monde marchand : l'artiste.
*
Si
vous devez savoir qu'une telle annonce nous réjouit
particulièrement, nous n'irons pas cependant jusqu'à
rire de la mort de l'artiste - quand le rire dans ce siècle
se réduit le plus souvent à n'être que
l'expression de la résignation -, ce serait encore
une façon détournée de sauver le moribond.
Non plus nous ne nous permettrons de jouer sur les mots. Encourager
la mort de l'artiste et participer à son enterrement
est un jeu sérieux qui mérite que nous nous
y attardions sans complaisance ni facilité.
*
Nous
tenons également à préciser qu'aucune
nostalgie ne guide notre propos. Et nous restons indifférents
à toute forme de querelles strictement esthétiques
- en particulier, celle éternelle opposant anciens
et modernes qui sous-tend tout débat sur l'art et la
culture et qui participe inévitablement au maintien
de l'ordre des choses.
*
C'est
bien à l'artiste que nous nous attaquons ici. La question
de l'art, moins triviale, n'a que de manière anecdotique
à voir avec la question posée par l'existence
de l'artiste. N'importe qui dans ce monde du je-m'en-foutisme
généralisé vous le confirmera.
Préambule
Pour
les sept siècles qui viennent de s'écouler laborieusement,
ce qu'on appelle l'histoire de l'art n'a été
essentiellement que l'histoire de l'artiste. L'art s'est confondu
dans l'illusion économique d'un monde immuable et sans
fin, ne trouvant plus de signification ni d'intérêt
que comme reflet de " l'esprit " de l'artiste. Or,
sans ne vouloir froisser personne en particulier, il faut
ici rappeler que cette individualité singulière
que représente l'artiste est un mythe de la modernité
: personnage unique et séparé, spécialisé
et voué à son art " corps et âme
", se croyant de tout temps et de toute éternité.
Les évolutions et les innovations esthétiques
de ces derniers siècles doivent par conséquent
être perçues, avant toute autre considération,
comme un facteur de consolidation du mythe de l'artiste.
Ce mythe réside dans l'idée de vocation qui,
si elle n'est pas une caractéristique propre à
l'artiste, fait spécifiquement de ce dernier un être
spirituel idéalisé, accompli dans le monde capitaliste
du règne de la marchandise et de l'accumulation illimitée.
La vocation dans son sens mondain, a permis un rapport individuel
de soumission au monde. C'est ce qui explique en partie la
transformation de l'artisan en artiste, quand le travail artistique
devient progressivement un devoir d'accomplissement (non plus
seulement pour Dieu mais pour la société, pour
l'homme) et un but en soi. Par conséquent, nous pouvons
dire sans trembler que l'artiste est à la fois produit
et agent du monde capitaliste et libéral. Son faux
ennemi.
Pourtant,
ce renversement qui, du culte momentané voué
à l'art bascule rapidement à partir du XVe siècle
vers le culte de l'artiste, marque à la fois le triomphe
et la dissolution inéluctable de cette figure moderne.
L'artiste aura fini par se croire uvre. Il ne se réduit
aujourd'hui qu'à une idée, une belle
idée immortelle qu'il se fait de lui, guettant la postérité
d'un air faussement désintéressé. Condamné
à ne vivre que dans la représentation, l'artiste
se suffit désormais à lui-même. Il est
son propre but qu'il poursuit sans fin, malgré toutes
les justifications hasardeuses et souvent hors de propos qu'il
avance pour se sauver du néant. En ne travaillant qu'à
sa conservation, il participe, qu'il le veuille ou non, à
la conservation de ce monde.
L'artiste
n'est pas une personne digne de confiance. Il est à
l'image de la société marchande : une imposture.
La vie d'artiste
La construction de ce personnage prétentieux,
narcissique, ridicule et parfois talentueux que représente
l'artiste est relativement récente. On peut sans trop
se tromper la faire commencer en Europe à la fin de
l'époque féodale. Autour des XIIIe-XIVe siècles,
une catégorie d'artisans - parmi laquelle on retrouve
principalement des peintres enlumineurs, des sculpteurs et
des architectes - tend à vouloir se démarquer
et à se séparer des autres corporations d'artisans,
considérant que leur activité manuelle mérite
une attention particulière, supérieure. En Italie,
certains déjà se distinguent par leur travail.
Ils en viennent à s'enrichir et à "se
faire un nom"[1].
C'est à partir de la Renaissance que les puissants
accordent à quelques-uns de ces artisans de l'image
une place d'exception. Ceux-ci se voient dès lors invités
à la table des grands, prenant goût au luxe et
rompant progressivement avec la populace. Leur ambition se
précise en même temps que leur prestige s'accroît.
Se dessinent à l'époque les prémices
de l'individualité artistique. Aspirant à faire
leur place aux côtés des arts dits " libéraux
", une minorité choisie de ces habiles techniciens
s'érige progressivement en personnes d'esprit,
se séparant progressivement des préoccupations
et des intérêts du bas monde. Ceux
qui se croient alors touchés par le génie artistique
ont désormais la fâcheuse tendance à se
prendre pour des demi-dieux[2].
Ils ne sont déjà plus des hommes comme les autres.
La vie d'artiste peut commencer.
*
En Europe, jusqu'à la fin du Moyen
Age, les plus doués de ces artisans étaient
traditionnellement employés par les autorités
religieuses et politiques. Or, dès le XIVe siècle,
la haute bourgeoisie des riches marchands et banquiers, de
plus en plus influente, dans une rivalité de prestige
avec les princes et pour conforter son image, se met en tête
d'aimer la peinture[3],
participant ainsi à l'épanouissement de cette
forme d'art jusque-là quelque peu méprisée.
Dans son évolution complexe que nous simplifions ici
avec la plus grande rigueur, cette figure moderne qu'est l'artiste
doit évidemment beaucoup à l'Eglise catholique,
de la Renaissance à la Contre-Réforme. Il est
redevable à l'Etat monarchique de sa prestigieuse reconnaissance
sociale, avec l'institutionnalisation au XVIIe siècle
des académies, symboles de l'élitisme intellectuel.
Mais l'accomplissement de sa vie d'artiste, il la doit surtout
à la bourgeoisie et à l'Etat moderne qui resteront
jusqu'à aujourd'hui ses principaux mécènes
et clients. Si à la fin du XVIIIe siècle l'artiste
ne se prend plus pour Dieu, il se conforte dans son sentiment
d'être " hors du commun ", mettant en avant
son Moi créateur séparé du réel
et de ses basses besognes. " Artiste " devient un
concept sacré qu'il est désormais suspect de
remettre en question.
Qu'il le veuille ou non, l'artiste incarne une
forme particulière de l'individualisme libéral
et bourgeois. C'est au XIXe siècle que cet idéaliste
parvient à ses fins, non sans difficulté, en
imposant l'idée de l'autonomie du champ artistique,
achevant de faire de l'art une activité spécialisée
n'ayant plus aucun lien avec la réalité. L'artiste
s'illusionne d'être enfin un individu libre sous prétexte
qu'il serait désormais libre de créer. L'autonomie
de l'art fera croire à l'autonomie de l'artiste, quand
la célèbre formule " l'art pour l'art "
cache en réalité celle beaucoup plus concrète
de " l'artiste pour l'artiste ". C'est pourquoi
d'un titre honorifique, le nom de l'artiste pourra progressivement
se transformer en une simple marque de fabrique.
La vie d'artiste peut se finir.
*
La chute de l'ancien régime, avec les
transformations économiques et sociales qui l'accompagnent,
a évidemment eu un impact non négligeable sur
les transformations du statut de l'artiste, c'est-à-dire
sur la place que la société hiérarchisée
nouvelle lui confère. Si la société bourgeoise
entérine l'artiste comme figure élitiste inscrite
et reconnue dans l'organisation sociale, la fin des ateliers
et des corporations ainsi que l'augmentation incessante du
nombre d'artistes amènent paradoxalement à fragiliser
économiquement la place de l'artiste. Il devient de
plus en plus difficile pour lui de trouver aide et mécénat.
S'il parvient enfin à la reconnaissance et au prestige
intellectuels, il fait mine de redécouvrir les lois
de la survie.
Pourtant, avec le triomphe de l'ordre bourgeois,
les conditions nécessaires à la pseudo émancipation
de l'artiste sont enfin réunies. La bourgeoisie offre
à l'artiste l'illusion de son autonomie individuelle.
Le libéralisme lui concède un terrain où
il pourra dès lors en toute " liberté "
se consacrer à l'expression de sa sensibilité,
à l'affirmation de sa personnalité et, comble
du bonheur, continuer à en faire son métier.
L'artiste se croit enfin libre de créer, en toute indépendance,
affranchi de toutes contraintes, éloigné de
la fureur du monde. Les écoles et mouvements artistiques
(picturaux, littéraires, etc.) qui travaillent à
rompre et à dépasser les conventions et les
normes esthétiques se multiplient. Dans cette euphorie
artistique qui éclate à partir du milieu du
XIXe siècle, l'artiste se construit un champ d'activité
qu'il croit sans limite[4].
L'artiste refusant de suivre les canons esthétiques
imposés par l'Etat ira parfois jusqu'à déclarer
impudemment n'obéir et ne devoir plus rien à
personne. Il se met à l'époque à ressembler
à un enfant gâté, capricieux et ingrat
envers le bourgeois qui le fait vivre - quand il est lui-même
le plus souvent issu de la bourgeoisie. Par ailleurs, inquiété
par les tumultes politiques et économiques de l'époque,
l'artiste aura tendance à se réfugier dans la
nostalgie du confort que l'ordre ancien lui offrait. C'est
pourquoi il pourra garder pendant quelque temps une posture
périmée ou fausse, s'apparentant soit à
celle de l'aristocrate - le modèle fantasmé
de cet homme d'ancien régime vivant dans un
arrière-monde dont il se croit être l'avant-garde
- soit à celle de la bohème - mode de vie consistant
pendant un temps à jouer au pauvre, au marginal en
se croyant un génie inspiré et doué d'un
don dont Dieu seul sait de qui il le reçoit. Il aurait
été tentant à l'époque de présenter
l'artiste comme quelqu'un de foncièrement réactionnaire[5]
si nous n'avions pas vu au XXe siècle avec quelle facilité
il s'était définitivement soumis, sans trop
broncher, au monde de la marchandise et à l'Etat démocratique.
*
L'artiste ne s'est jamais vraiment interrogé
sur la signification de cette liberté que lui octroyait
la bourgeoisie - liberté qui, réduite à
celle de l'esprit, n'est toutefois que l'illusion de la liberté.
L'artiste, malgré les apparences, acceptera d'autant
plus ce monde qu'il prétendra échapper aux contraintes
et aux impératifs de la domination marchande. Répétons-le
: l'artiste n'est pas un homme comme les autres. Il est cet
individu qui croit incarner l'homme. Le mariage de la médiocrité
et de l'arrogance. C'est pourquoi il se persuadera représenter
dans la société - qui elle-même lui renvoie
cette image - le travailleur le moins aliéné,
sous prétexte que son ouvrage fait partie intégrante
de sa vie, que son travail porte en soi sa propre satisfaction
et que son uvre sera toujours attachée à
son nom... : cet idéaliste qu'est l'artiste se pose
en modèle de l'homme émancipé, en modèle
de l'homme libre tel que le conçoit l'individualisme
libéral et bourgeois. On mesurera très tôt
dans la réalité l'absurdité d'une telle
position : alors que son travail artistique bénéficie
d'une liberté toujours plus grande et qu'il refuse
de plus en plus d'obéir aux contraintes et aux exigences
de ses commanditaires, l'incompréhension entre l'artiste
et ses clients s'accentue ; leurs goûts inévitablement
coïncident de moins en moins. Ce constat, pourtant simple
et évident, restera toujours trop prosaïque aux
yeux de l'artiste pour que celui-ci ne l'entende pas autrement
que comme une injure à sa condition. Cet ambitieux
souhaite tirer tous les avantages du monde moderne (l'argent,
le confort, la reconnaissance et la distinction sociale, etc.)
sans en subir les inconvénients (l'obéissance
aux impératifs marchands et l'acceptation du contrôle
social total). C'est de cette contradiction - inhérente
à sa condition d'artiste - que va notamment naître
le concept romantique et fantasmé de l'artiste "
maudit ", " incompris ", dont la portée
symbolique permettra un temps de renforcer le mythe de l'artiste
en lui donnant l'impression de s'éloigner et de se
séparer davantage du reste du monde. Or, s'il fallait
encore le rappeler, l'artiste n'est " maudit " ou
" incompris " que dans la mesure où il ne
trouve personne à qui vendre ses uvres. L'artiste
maudit - qui n'est qu'une fiction de l'individualisme artistique[6]-
ne s'est pas construit sur un refus et une critique radicale
de l'ordre bourgeois, comme on aurait généralement
tendance à le penser, mais plutôt sur un profond
ressentiment à l'encontre d'un ordre social peu reconnaissant.
Ce manque de reconnaissance - qui n'existe pourtant qu'aux
yeux de l'artiste - lui fait prendre conscience que son existence
et son travail n'ont de sens que dans la servilité
et la soumission au pouvoir. Et voilà que l'artiste
prend l'air désemparé : on le voit tantôt
tourmenté, passionné, parfois proche de la folie,
ne sachant plus ce qu'il veut ni qui il est, tantôt
névrosé, mégalomane... Ce spectacle romantique,
l'artiste le joue assez bien à la fin du XIXe siècle.
Mais le ressentiment n'a qu'un temps. Dans les premières
décennies du XXe siècle, l'artiste se retrouve
devant un choix assez simple qu'il se doit d'affronter : assumer
sa condition d'artiste et se soumettre ou rompre définitivement
avec la vie d'artiste. L'artiste évidemment fera le
premier choix sans hésiter trop longtemps, obstiné
qu'il est à vouloir exister, sans raison précise.
L'artiste est une marchandise
Nous l'avons vu, historiquement, la construction
de l'individualisme artistique est concomitante de l'affirmation
de l'individualisme bourgeois[7].
Aujourd'hui, l'artiste est achevé. Plus rien
ne le sépare fondamentalement du bourgeois contemporain
et de ses aspirations : comme le jeune cadre dynamique, convaincu
d'exercer une activité " stimulante ", l'artiste
veut " réussir ", par tous les moyens. Il
ne peut plus désormais se passer du bourgeois qui ne
peut plus se passer de l'artiste. L'un ne va désormais
plus sans l'autre. L'artiste devient le reflet du bourgeois,
son image renversée et sa fausse bonne conscience.
Sa garantie morale. Ce n'est pas par exemple un hasard si
nous avons tout oublié de la majorité des artistes
officiels et bourgeois du XIXe siècle pour ne retenir
officiellement de cette époque qu'une grosse poignée
de marginaux et d'" avant-gardistes " qui s'avançaient
souvent, en apparence et de manière contradictoire,
dans une attitude de refus de la réalité bourgeoise.
C'est la preuve qu'à l'époque déjà
peu de chose séparait réellement l'idéal
artistique de l'idéal bourgeois. Le XXe siècle
ne sera pour l'essentiel qu'une succession interminable d'avant-gardisme
et de surenchère dans la nouveauté pour tenter
de vivifier et de distraire le vieux monde marchand.
Si par hasard à notre époque l'artiste apparaît
encore en " contestataire ", il s'enferme inévitablement
dans la représentation du refus et de la critique plutôt
que dans le refus en acte du monde de la marchandise[8].
L'artiste, en raison de sa position sociale, est incapable
de remettre en question le monde dont il est issu et qui le
légitime. Il peut très bien de temps à
autre choquer et scandaliser le bourgeois, toujours dans une
certaine limite indépassable. Ça ne mange pas
de pain. D'ailleurs, en tant que catégorie sociale
reconnue notamment pour son " droit " à la
subversion et à la transgression, l'artiste reste le
meilleur agent de la neutralisation de la critique et de son
recyclage esthétique[9].
L'artiste est désormais totalement
intégré au système de domination capitaliste
- c'est la raison pour laquelle l'artiste représentatif
de notre époque n'est autre que le publicitaire. Si
jusqu'à la fin du XIXe siècle, l'artiste a eu
pour fonction principale de permettre à l'art de trouver
sa place dans l'économie de marché (en donnant
à croire que la réalité de ce monde ne
se réduisait pas simplement à la marchandise),
il a par la suite pu se consacrer entièrement à
la production de marchandises artistiques dès lors
que le capitalisme fit de la culture, au sens moderne et restreint,
un secteur d'activité économique puissant. "
La production de masse exige l'éducation des masses
; celles-ci doivent apprendre à se conduire comme des
êtres humains
Ceux-ci doivent apprendre non seulement
à écrire et à compter, mais à
se cultiver[10]".
Cette déclaration, en 1919, d'un riche propriétaire
d'un grand magasin de Boston résume assez bien le rôle
que le capitalisme confère dès la fin de la
Première Guerre mondiale à cette prétendue
" culture ", cette farce dans laquelle l'artiste
joue complaisamment un des rôles principaux. L'instrumentalisation
de la culture, dont le premier objectif fut d'éduquer
les foules à la consommation de masse, l'a transformé
logiquement, surtout après la Seconde Guerre mondiale,
en un vaste et abondant secteur de production et d'accumulation
infinies d'images et de désirs. Le spectacle mégalomane
de Lille2004 en est aujourd'hui une brillante illustration,
quand la culture se révèle être un moyen
fort profitable pour vendre une ville. Nous serions ici tentés
de crier au loup en traitant l'artiste de vendu si une telle
insulte n'était pas en définitif pléonastique.
L'artiste fait son boulot.
Aujourd'hui, il est un modèle de travailleur,
passionné par son métier[11]
: créatif, flexible, capable de s'adapter et de se
renouveler en permanence face aux rythmes imposés par
le marché de l'offre et de la demande culturelles illimitées[12].
Il est perçu le plus souvent comme " jeune, technologique
et citoyen ", et de gauche évidemment. Son ralliement
à l'idéologie progressiste du " peuple
de gauche ", à partir de la fin du XIXe siècle,
s'explique surtout en raison du rapport paradoxal et schizophrène
qu'il a longtemps entretenu avec la bourgeoisie (rejet du
monde bourgeois et de ses valeurs combiné à
une volonté d'être reconnu par lui). Ce progressisme
s'exprimera dans le monde spécialisé de l'art
au XXe siècle à travers le phénomène
des avant-gardes qui s'étaient donné pour principal
objectif de " faire avancer " l'art
Mais si à notre époque l'artiste est devenu
un modèle de travailleur citoyen qui a pu inspirer
de nouvelles formes de gestion du capital, ce processus a
permis dans un même temps d'affermir son sentiment de
supériorité. Et puisqu'il représente
effectivement une forme élitiste de l'activité
créatrice autonome et individuelle, il participe logiquement
à la légitimation du système hiérarchique
moderne de domination. L'artiste prétend - et c'est
l'image que la société lui renvoie - ne pas
être véritablement un travailleur comme les autres.
Il se situe au-dessus de la foule des autres travailleurs
en produisant des objets qui autorisent " l'esprit "
à s'élever loin des velléités
consommatrices du bas monde vulgaire. L'artiste, distingué,
porte en lui ce quelque chose que " les autres ",
que nous les gueux n'avons pas : une sensibilité, une
façon de voir et d'interroger le monde... Parfois il
pourra dire, avec une modestie qui déguise une réelle
mauvaise foi, que son travail consiste juste à vendre
du rêve - alors qu'on sait très bien que la fourniture
du rêve est aujourd'hui une des fonctions de base de
toute marchandise - ou à nous rendre service en nous
divertissant - alors que la fonction principale du divertissement
dans ce monde consiste d'abord à rendre le désert
et l'ennui plus supportables, plus acceptables, plus "
cool ".
Le récent " combat " des artistes intermittents
du spectacle est ici éloquent, quand leurs revendications
de fonctionnaires ratés se réduisent à
vouloir continuer à travailler en toute sécurité
subventionnée. Se présentant comme des victimes
de la marchandisation de la culture, ils en sont pourtant
à la fois le résultat et un des principaux acteurs.
Ces artistes qui travaillent dans l'industrie du spectacle
culturel, employés pour la plupart par l'industrie
audiovisuelle et le spectacle dit " vivant ", se
considèrent comme des travailleurs particuliers que
l'Etat doit privilégier. Sous le fallacieux prétexte
de " l'exception culturelle " de défense
de la culture (qui n'est en réalité que
la défense de leur culture), ils exigent de
la part de l'Etat une protection économique alors même
qu'ils ne seraient pas tous rentables[13]. Au nom de l'art et
de la création - en attendant qu'ils se lèvent
au nom de l'humanité, du bien et de la civilisation
- ces pauvres artistes veulent échapper, dans une certaine
mesure raisonnable et négociée, aux lois de
la domination marchande, afin de travailler librement à
la production infinie de marchandises culturelles, participant
ainsi à la consolidation du compromis social. Le combat
de ces idéalistes précaires a eu au moins le
mérite de décrédibiliser définitivement
une forme inachevée[14]
de l'artiste aux yeux de tous ceux et de toutes celles pour
qui les rapports économiques et sociaux sont d'abord
des rapports d'exploitation et de domination. Leur lutte -
qui indiffère forcément la plupart des gens[15]
- rentre parfaitement dans celle plus large des citoyennistes
altermondialistes qui n'attendent qu'une chose : qu'on
les autorise à participer équitablement à
la gestion du vieux monde à l'agonie. Les artistes
intermittents sont en quelque sorte des poujadistes de la
culture
pour la défense du petit commerce artistique.
Il n'y a donc aucune raison de les plaindre. Dans son monde,
l'artiste vit dans la dénégation de la conflictualité
des rapports sociaux. Le monde de l'artiste est un monde pacifié
C'est là encore un intérêt pour le bon
fonctionnement de l'économie. On notera par exemple
que l'artiste pauvre n'entretient aucun grief vis-à-vis
de l'artiste riche. Au fond, l'artiste pauvre jalouse
l'artiste riche. Il accusera plus volontiers le public lorsque
celui-ci n'aura pas daigné consommer le fruit de son
travail. Ce qui finalement énerve l'artiste intermittent
qui dénonce et attaque un spectacle tel que Star
Academy, ce n'est pas tant les conditions de travail des
techniciens intermittents qui y sont employés, mais
plutôt le fait que ce spectacle soit regardé
par des millions de personnes. Dénoncer la dimension
purement commerciale et le succès de ce genre de marchandise
télévisuelle illustre bien le niveau de naïveté,
d'hypocrisie ou de prétention - au choix - que peut
atteindre l'artiste.
*
Se dire artiste aujourd'hui c'est une manière
très branchée de se résigner à
accepter - et donc à défendre - le monde marchand
et à en être, sous couvert de " reconnaissance
", son esclave le plus docile ; un VRP de la non-vie
et de l'ennui. L'extension du terme " artiste "
à une multitude d'activités - comédiens,
musiciens, chanteurs, comiques, danseurs, cinéastes,
photographes, designers, stylistes, etc. - est une expression
de l'acceptation toujours plus grande des valeurs bourgeoises.
Si cette dissolution du mot " artiste " participe
à le déprécier, elle n'implique pas pour
autant sa fin. Le galvaudage du mot " artiste "
ne signifie pas la mort de l'artiste, bien au contraire. Si
l'artiste doit mourir, c'est parce que nous avons décidé
de l'annoncer ici et maintenant. Parce que nous savons très
bien que tout a une fin.
[1]Cf.
l'exemple célèbre et emblématique de
l'"embourgeoisement" du peintre italien Giotto.
[2]Dès
1435, Alberti annonçait à l'aube de la Renaissance
dans son traité De la peinture que l'artiste
de génie, "peignant ou sculptant des êtres
vivants, se distinguait comme un autre Dieu parmi les mortels
[...]. Les artistes consommés, lorsqu'ils voient leurs
oeuvres admirées, comprennent qu'ils sont presque égaux
à un dieu".
[3]A
cette époque, la peinture (sur panneau puis sur toile)
a pour ces bourgeois le meilleur rapport " qualité
/ prix " sur le marché. Les tapisseries, les uvres
d'orfèvrerie et les manuscrits sont
restés le privilège de la Noblesse qui seule
avait les moyens de se les payer.
[4]Cette
prétention artistique s'explique en grande partie par
l'institutionnalisation de l'enseignement artistique qui se
renforce à l'époque. L'artiste tel que nous
le concevons aujourd'hui s'est construit en opposition au
conformisme officiel. La figure de l'artiste indépendant,
solitaire, voire " rebelle " n'existe que par rapport
à l'artiste à la mode, officiel, " bourgeois
", et vice versa. C'est d'ailleurs cette légitimation
mutuelle qui amène ces deux figures
de l'artiste à renforcer leur propre sentiment de supériorité.
[5]En
raison d'une part de sa croyance en un mythique "âge
d'or" de l'artiste et d'autre part de son pseudo mépris
aristocratique des valeurs bourgeoises.
[6]Dans
le sens où l'artiste maudit joue son propre rôle
social en s'auto-parodiant jusqu'à l'absurde. En réalité,
l'artiste maudit n'existe pas. Seul existe le pauvre
artiste.
[7]Quand
nous entendons par "individualisme bourgeois" l'idéologie
de la domination de l'Homme sur l'individu.
[8]Les
exemples abondent. Probablement le plus ridicule aujourd'hui
est celui des squats d'artistes. Très médiatisés
et superficiels, ils n'aspirent qu'au confort. Sans vouloir
être grossier, on peut dire que les squats d'artistes
ne sont rien d'autre que des squats bourgeois.
[9]
L'exemple situationniste est ici symptomatique. Une des limites
de cette "avant-garde" fut d'être restée
prisonnière du mythe de l'artiste. Ce n'était
pas tant le "dépassement de l'art" - concept
qui, pour être resté assez confus, n'a bien évidemment
jamais pu se concrétiser - que le dépassement
de l'artiste qu'il fallait chercher. Les membres de l'IS,
et Debord en particulier, n'ont jamais vraiment su, ou voulu,
rompre avec cette (im)posture artistique. C'est ce qui explique
pourquoi aujourd'hui tant de gens pensent que l'Internationale
situationniste est avant tout le nom d'un mouvement artistique.
L'IS a eu autant d'influence dans les milieux gauchistes que
dans ceux du marketing et du crétinisme mondain, c'est
bien connu. Et on ne retient le plus souvent de ce groupe
subversif que son style.
[10]
Cité in La culture du narcissisme de Christopher
Lasch.
[11]Mais
dans sa fausse pudeur, l'artiste préférera aux
termes de "clientèle" et de "consommateurs"
ceux plus nobles de "public" et de "spectateurs".
[12]Cf.
par exemple Pierre-Michel Menger, Portrait de l'artiste
en travailleur : "Les artistes, aux côtés
des scientifiques et des ingénieurs passent pour le
noyau dur d'une "classe créative" ou d'un
groupe social avancé, les "manipulateurs de symboles",
avant-garde de la transformation des emplois hautement qualifiés.
[
] Dans les représentations actuelles, l'artiste
voisine avec une incarnation possible du travailleur du futur,
avec la figure du professionnel inventif, mobile, indocile
aux hiérarchies, intrinsèquement motivé,
pris dans une économie de l'incertain, et plus exposé
aux risques de concurrence interindividuelle et aux nouvelles
insécurités des trajectoires professionnelles
[
]."
[13]Il
est évident qu'il existe sur le marché plus
d'intermittents que ce que l'économie culturelle a
effectivement besoin. C'est le caractère flexible de
ce genre d'emploi qui permet l'existence d'une armée
de réserve afin d'une part d'en tirer le plus de profit
et d'autre part d'en faire des travailleurs disciplinés.
Cf. l'étude de Pierre-Michel Menger déjà
citée.
[14]"Inachevé"
puisque n'acceptant pas toutes les règles du jeu marchand.
C'est le propre de l'artiste pauvre.
[15]A
l'exception peut-être des lecteurs et lectrices assidus
de Télérama ou des Inrockuptibles,
ces torche-culs culturels de gauche.
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