Tout ce qui a partie liée avec l’esthétique nous est
irréductiblement hostile. Nous ne disons pas ennemi, nous disons : hostile.
« L’ennemi est
notre propre question, prenant figure », a-t-on
écrit. Il n’y a pas, pour nous, de question esthétique. Lorsqu’un branché
quelconque publie un roman
où il se jure de « remettre
le communisme à la mode », nous percevons très
exactement l’opération qu’il tente contre nous. Et nous confions le livre
aux flammes, sans remords. La bêtise, ici, serait justement
de vouloir comprendre, quand il n’y a qu’à détruire.
Si l’esthétique n’était que la science du beau, ou
celle du goût, ou encore « un certain régime d’intelligibilité
des arts » – ce point où, vers la fin du XVIIIe
siècle, on a cessé de parler des beaux-arts, des arts libéraux
et des arts mécaniques, pour parler de « l’art » ,
secteur spécial de l’existence, jalousement distinct de
la vie ordinaire –, il n’y aurait pas de salon d’esthétique
à l’angle de la rue, ni de punk
attitude, ni même de « zone de gratuité »
dans des galeries d’artistes. Certainement que l’on ne songerait
pas non plus à transformer les derniers paysans en agents
d’entretien des paysages. Il y a moins d’esthétique dans
toute l’histoire de l’art de Warburg que dans une heure
de la vie d’un publicitaire. Esthétique est, dans toute
sa trame, l’existence métropolitaine et, en son fonds, la
nouvelle société « impériale ». L’esthétique est
la forme que prend la fusion apparente,
dans la métropole, du capital et de la vie. Tout comme la
valorisation trouve désormais son ultima
ratio dans le fait qu’une chose ou un être plaît,
de la même façon le pouvoir, qui ne parvient plus à justifier
ses menées par une quelconque référence à la vérité ou à
la justice, recouvre la plus entière liberté d’action dès
lors qu’il s’avance sous le masque de l’esthétique. Un nietzschéen
pour cadres écrivait il y a quelques années : « Le paradigme esthétique est l’angle
d’attaque permettant de rendre compte d’un constellation
d’actions, de sentiments, d’ambiances spécifiques de l’esprit
du temps post-moderne. » Suivait une éloge de la
socialité de bar branché, de toute cette convivialité cybernétique,
de toute cette superficialité rentable, des amours glacées
qui font l’attraction propre des cœurs métropolitains. Esthétique,
donc, est la neutralisation impériale, là où l’ON n’a pas
directement recours à la police.
Comprendre l’esthétique ? Il n’y a de compréhension
qu’à base d’empathie ; et notre empathie ne va pas
à ce qui nous nuit. Cherchons-nous à comprendre
la police ? Non. A savoir comment elle fonctionne,
comment elle procède, où elle en est, de quels moyens elle
dispose et comment la détruire, oui, mais pas à la comprendre.
Tout le travail de la métaphysique, toute l’œuvre de la
civilisation, en Occident, aura été de séparer, à toute
occasion, l’« humain » du « non-humain » ,
la « conscience » du « monde » ,
le « savoir » du « pouvoir » ,
le « travail » de l’« existence », la
« forme » du « contenu », « l’art »
de « la vie », l’« être » de ses « déterminations »,
la « contemplation » de l’« action », etc.
– nous mettons des guillemets car aucune de ces choses n’existe
comme telle avant qu’on ne l’ait dissociée de son contraire,
et par là produite comme telle. Une fois opérée
cette séparation et produite chacune de ces unilatéralités,
une institution se sera chaque fois vue confier
la tâche de les maintenir dans leur séparation. L’institution
muséale et son adjoint la critique d’art aura, par exemple,
garanti d’un côté l’existence de l’art en tant qu’art, de
l’autre celle du monde prosaïque en tant que monde prosaïque. Une certaine
désolation, en tout lieu, s’en est suivie. L’esthétique
survient alors comme projet d’animer
cette désolation, de réunifier tout ce que l’Occident
avait séparé, mais de le réunifier extérieurement, en
tant que séparé. L’époque qu’inaugure l’esthétique est
donc au fond celle de la crise de toutes les institutions ;
mais si tombent, désormais, les murs des musées comme des
écoles, des entreprises comme des hôpitaux, et jusqu’aux
murs de l’individualité bourgeoise elle-même, c’est pour
placer chaque espace sous le contrôle spécial d’un dispositif,
c’est-à-dire pour incorporer le dispositif en
chaque être, tant nous sommes traversés par ce que nous
traversons. On ne distinguera plus, dès lors, entre l’existence
et le travail mais chacun aura un téléphone portable sur
le répertoire duquel se perdra la distinction entre amis
et collègues au point de pouvoir être joint à toute heure
de la journée. Il n’y aura plus de vies consacrées exclusivement
à la contemplation ni d’autres à la pure action, plus de
clercs ni de chefs de guerre, mais la réflexivité gagnera
chaque instant de l’existence, et nul ne commettra d’acte
sans se faire dans le même temps spectateur de ses propres
actes. A la limite, nul fera plus l’amour sans avoir à tout
instant conscience
de faire l’amour, changeant l’art érotique en universelle
pornographie. Il n’y aura plus de patron, plus d’esclave,
mais chacun sera à lui-même son propre patron, aura gravé
dans son cœur les lois de l’auto-valorisation : chacun sera
devenu pour lui-même une petite entreprise.
L’empire est ici le produit de la terreur policière,
là de la synthèse
esthétique. Partout la continuation et l’approfondissement
du désastre occidental prennent la forme de sa subversion.
Partout ON prétend réparer pour abîmer plus avant. Partout
ON détruit sans retour sous prétexte de reconstitution.
L’esthétique ou la révolution
Que l’esthétique ait reçu pour mission de réconcilier
ce que l’Occident s’était constamment ingénié à diviser
sans reste, voilà qui remonte à sa naissance officielle,
dans le système kantien. La Critique de la faculté de juger de 1788
confie au beau et à l’art le soin de concilier l’infini
de la liberté morale et la stricte causalité qui régit la
nature, de combler l’« incommensurable abîme »
qui sépare d’abord la Critique
de la raison pure et la Critique
de la raison pratique. Il ne faudra pas six ans, de
là, pour que l’esthétique soit réélaborée par Schiller comme
programme contre-révolutionnaire, comme réponse
explicite aux tendances communistes, insurrectionnelles
de la Révolution française. Ce chef-d’œuvre de la réaction
occidentale se nomme Lettre sur l’éducation esthétique de l’homme
et paraît en 1794. Le raisonnement est le suivant : il y
a en l’homme deux instincts antagonistes : l’instinct sensible
qui l’ancre dans la particularité, les nécessités vitales,
les sentiments bref : la détermination, et l’instinct raisonnable,
formel, qui par la réflexion l’arrache à la particularité,
aux affects et l’élève aux vérités universelles. Ces deux
instincts sont partout en lutte de telle façon que ce que
l’un possède est toujours pris à l’autre, partout sauf en
un point d’harmonie où ils se rencontrent et se confortent
mutuellement. Ce point de conciliation miraculeuse, de grâce
souveraine est l’état esthétique, et l’instinct qui lui
correspond est l’instinct de jeu.
« C’est donc
une des tâches les plus importantes de la culture que de
soumettre l’homme à la forme dès le temps de sa vie simplement
physique et de le rendre esthétique dans toute la mesure
où la beauté peut
exercer son empire […] En bref, pour rendre raisonnable l’homme sensible,
la seule route à suivre est de commencer par faire de lui
un homme esthétique […]
L’homme sensible doit d’abord être transféré sous un autre
ciel […] Dans l’état esthétique, tout le monde, le manœuvre lui-même qui n’est
qu’un instrument, est un libre citoyen dont les droits sont
égaux à ceux du plus noble, et l’entendement qui plie brutalement
à ses desseins la masse résignée est ici mis dans l’obligation
de lui demander son assentiment. Ici donc, dans le royaume
de l’apparence esthétique, l’idéal d’égalité a une existence
effective. » Cette égalité-là est bien l’idéal
de neutralisation impériale où, chacun simulant, feignant
de faire ce qu’il fait, d’être ce qu’il est – l’ouvrier,
le patron, le ministre, l’artiste, le mâle, la femelle,
la mère, l’amant –, nul n’adhérant jamais à sa facticité, tout conflit est désamorcé par avance. « Je ne suis pas vraiment qui tu crois,
tu sais », susurre la créature métropolitaine,
tout en se déconstruisant dans votre lit. Mais c’est en
fait l’idéalisme allemand dans son entier qui tire de ces
Lettres son opération
propre. La Phénoménologie
de l’esprit, qui s’achève tout de même sur deux vers
de Schiller, n’en finit plus de démasquer le caractère insubstantiel
de chaque détermination, le mensonge de la certitude sensible.
Car le problème avec l’homme sensible, c’est qu’il ne se
laisse pas faire, qu’il résiste au discours, qu’il fait
des barricades et prend même parfois les armes sans que
l’on puisse le raisonner, qu’il a, en somme, une forte
propension à l’irréductibilité.
Et puis il y a ce manifeste anonyme, alternativement attribué
à Schelling, à Hegel et à Hölderlin et connu sous le nom
de « plus ancien programme systématique de l’idéalisme
allemand ». On y lit : « La philosophie de l’esprit est une philosophie esthétique. On ne
peut avoir aucun esprit, même pour raisonner de l’histoire
– sans avoir de sens esthétique. […] En même temps revient
l’idée que la grande masse devrait avoir une religion sensible.
[…] Régneront alors la liberté et l’égalité universelle
des esprits ! Un esprit supérieur, envoyé du ciel,
doit fonder cette nouvelle religion parmi nous, elle sera
la dernière et la plus grande œuvre de l’humanité. »
Cette religion nouvelle, cette religion sensible a trouvé son accomplissement
dans toute cette époque du design,
de l’urbanisme, de la biopolitique et de la réclame. Elle
n’est autre que le capital, dans sa phase impériale.
Là où l’esthétique
prétend réunir ce qu’elle sépare essentiellement, le geste messianique[1]consiste à assumer
l’union qui est là.
C’est un spectacle qui, depuis un siècle, ne laisse
d’être hilarant : la paralysie chronique de ceux qui
entendent « dépasser la séparation entre l’art et la
vie », ceux qui, dans un même geste, posent une séparation
et prétendent l’abolir. L’opération esthétique domine l’époque
comme ce mouvement double, duplice de tout rassembler pour tout mettre à distance. En ce sens,
elle est bien ce moment de la récapitulation finale dans la parodie, cette « récollection du souvenir » dont parle Hegel au sujet du savoir absolu, où
tout est archivé.
C’est non seulement l’ensemble des événements « du
passé », toute l’« histoire des civilisations »
et des « cultures » qui sont ainsi désactivés,
c’est jusqu’aux tentatives présentes pour faire brèche dans
le cours du temps, jusqu’à l’événement survenu hier qui
sont appréhendés comme déjà passés, qui sont projetés dans le simplement possible. Ce fameux « présent perpétuel »
dont on nous rebat tant les oreilles n’est qu’une assignation
à résidence dans le
lendemain. L’enfer esthétique où nous évoluons se présente
ainsi : tout ce qui pourrait nous animer est réuni là, à
distance de vue mais résolument hors de contact. Tout ce
qui nous fait défaut est retenu dans des limbes inaccessibles.
L’état esthétique, de Schiller à Lille2004, nomme cet état
de suspension où toute « la vie » semble se dérouler,
dans toute sa luxuriance possible, dans toute sa plénitude imaginable, à distance, défendue par un
no man’s land sauvagement gardé. Rien ne matérialise mieux
l’opération esthétique que le triomphe de l’installation
dans l’art contemporain. Ici, c’est le
dispositif lui-même qui se fait œuvre d’art. Nous sommes
absolument inclus en elle, ainsi que tant d’avant-gardes
l’avaient rêvé, et dans le même temps absolument rejetés,
exclus de tout usage possible en son sein. Nous sommes,
par un même mouvement diabolique,
intégrés en tant qu’étranger dans ce petit enfer portatif.
ON n’appelle pas cela esthétique
relationnelle sans quelque bonne raison.
Contre toute esthétique, Warburg a voulu montrer que
même dans l’image, dans les représentations les plus anthropomorphes
de l’art occidental, étaient contenus des points d’irréductibilité,
des tensions extrêmes, des énergies que l’œuvre retient
et invoque à la fois, qu’il y a de la « vie en mouvement »
jusque dans l’immobilité des statues de la Renaissance.
Et que ces forces, ces « formules du pathos »
sont non seulement susceptibles de nous toucher, mais même
nous affectent. Benjamin note semblablement : « Les éléments actuellement messianiques apparaissent dans l’œuvre
d’art comme contenu, les éléments retardateurs comme sa
forme. Le contenu s’avance vers nous. La forme se fige,
ne nous laisse pas approcher. » Nous disons qu’il
y a partout, à même le réel, à même les mots, à même les
corps, à même les sons, les images et les gestes, de semblables
points d’irréductibilité où les formes et la vie, l’homme
et son monde, la perception et l’action, l’être et ses déterminations
ne sont pas séparés.
Marx, par exemple, est le nom d’une certaine irréductibilité
entre communisme et révolution. Partout, les mots sont mélangés
d’affects, les corps d’idées, les perceptions de gestes.
La façon dont l’homme parle se noue en un point très décelable
à la grammaire de ses organes. Le sens
que certains mots revêtent pour lui livre les meilleures
indications sur sa physiologie. Si vous en doutez, il vous
suffit de voir ce que les Haoukas filmés par Jean Rouch
font des intensités captives dans le décorum colonial. Nous
appelons ces points formes-de-vie.
Nous les appelons ainsi parce que nul ne peut démêler, en
ces points, l’« individuel » de l’« espèce ».
Chaque forme-de-vie qui affecte un corps, le traverse comme
chargée d’une intensité collective,
passée, présente ou future, comme saturée d’un moment de
la « vie de l’espèce » – « espèce »,
quel terme répugnant ! Si l’artisan peut être une forme-de-vie,
ce n’est jamais, au fond, sans quelque sourde évocation
de la ville médiévale et du régime des corporations. Cette
intensité collective-là est présente dans la perception
même que j’ai de l’artisan et dans la façon qu’il a d’être
au monde. De la même façon, le guerrier autonome ne surgit
jamais sans ramener avec lui la course de tant de hordes
sauvages. Et l’enfant ne joue pas à l’Indien sans quelque
menace. Ce n’est pas que ce passé l’anime, c’est qu’une
même forme-de-vie les rassemble en une constellation, les
nimbe, transite par eux. De la même façon, chaque chrétien
capte un peu de l’intensité de partage de tant de sectes
juives d’il y a deux mille ans, à commencer par les esséniens,
et chaque jeune-fille neutralise à sa manière quelque ménade
grecque. C’est bien ce qui fait qu’il ne peut, là, être
question d’histoire, parce qu’il y a des canaux de circulation
subtile qui rendent encore présent, bien que par fragments,
par concentrés flottants, ce soi-disant « passé ».
Le geste messianique consiste à livrer passage à ces formes-de-vie
qui affleurent jusque dans le langage le plus raréfié, dans
l’environnement le plus sémiotisé, dans les regards les
plus éteints. A libérer de l’esthétique le chaos des formes-de-vie.
Paradoxalement, le règne de l’esthétique est d’abord
celui de l’anesthésie générale. L’époque impériale est ainsi
la très méthodique conjuration du messianique. C’est le
temps de la citation, de la référence, de la prudence existentielle.
Toutes les formes-de-vie y sont tenues en respect :
ce sont des possibilités, de l’art, de l’histoire, du passé.
Des subjectivités
se mettent à grimer telle ou telle figure révolue. On se
gargarise de mondes engloutis pour s’effrayer dès qu’ils
menacent de revenir. On se met à vivre « comme au temps
de Mahommet ». Ou comme au temps des Templiers. Il
y a de l’esthétique dans le rapport du trotskyste au politique
comme il y a du snobisme dans le rapport de l’ultra-gauche
aux années 20. La panoplie des subjectivités métropolitaines
donne, en général, toute la mesure de ce dont le snobisme
est capable. Au lieu de livrer passage aux formes-de-vie,
le snob réitère sans fin l’opération esthétique d’incarner
la forme qu’il a préalablement arrachée à ce qui vivait.
« Ce qui veut
dire que tout en parlant désormais d’une façon adéquate
de tout ce qui lui est donné, l’homme post-historique doit
continuer à détacher les “formes” de leurs “contenus”, en
le faisant non plus pour trans-former activement ces derniers,
mais afin de s’opposer soi-même comme une “forme” pure à
lui-même et aux autres, pris en tant que n’importe quels
“contenus”. » C’est ainsi que Kojève décrit l’hypothèse
d’une fin de l’histoire snob, à la japonaise, d’une fin
de l’histoire esthétique.
« La conscience esthétique, confirme le
pauvre Vattimo, n’opère pas de choix ; elle se borne à libérer
l’objet qu’elle prend en considération de tout ce qui le
relie au monde réel, en tant que monde du savoir et de la
décision, en le transférant dans la sphère de la pure apparence. »
(Éthique de l’interprétation)
L’esthétique est le temps de la synthèse infernale. Le temps
de la sociabilité[2].
Le règne des spectres.
L’empire comme religion sensible
Une étymologie fallacieuse fait dériver le mot religion
du latin religare
(relier), insinuant que la religion aurait pour vocation
de relier les hommes entre eux et ceux-ci au divin, plutôt
que de relegere
(recueillir, recollecter au sens de « revenir sur ce
que l’on a fait, ressaisir par la pensée ou la réflexion,
redoubler d’attention et d’application »), ainsi qu’il
en va dans tout rituel, dont les formes doivent être scrupuleusement
répétées. Toute religion, en faisant exister une sphère
spéciale du sacré, s’érige en gardienne de sa séparation
d’avec le « monde sensible ». C’est-à-dire qu’elle
produit le monde
sensible en tant que monde sensible. Qu’elle en vienne à
pourchasser tout ce qui, hors d’elle comme en elle, se maintient
dans l’inséparation entre « sensible » et « suprasensible »
– mage, sorcière, mystique, messie ou convulsionnaire –
découle logiquement de sa définition. On comprend mieux
le malaise qui s’est saisi de
la totalité du monde profane avec la « mort de
Dieu ». Désertée la place du divin, le monde profane
se révélait comme n’étant même pas profane. C’est jusqu’à la douce
immersion dans l’immanence qui se perdait ainsi. Que faire
? Le projet esthétique répond historiquement à cette situation
– et en première ligne l’idéalisme allemand. En témoigne
cet étrange fragment de Hölderlin intitulé Communismus der Geister (« Communisme
des esprits »). Etrange d’abord par son titre : Communismus est orthographié avec un C,
c’est-à-dire à la française à une époque (1798) où les babouvistes
eux-mêmes n’osent guère s’appeler que « communautistes ».
Etrange ensuite par le nom de son premier paragraphe « Disposition ».
On y lit : « C’est que, justement, nous partons du
principe diamétralement opposé, c’est-à-dire de l’universalité
de l’incroyance, pour justifier sa nécessité dans notre
temps. Cette incroyance est partie intégrante de la critique
scientifique de notre époque, laquelle annonce et précède
la spéculation positive ; il ne sert à rien de gémir là-dessus
: il faut y remédier. » L’incroyance dont il est
question ici n’est pas, au fond, l’incroyance en telle ou
telle religion, ni en Dieu lui-même. L’incroyance dont il
est question – nos contemporains nous le démontrent chaque
jour, eux qui sont capables de vivre leur propre destruction
comme une jouissance esthétique de tout premier ordre, eux
qui se croient dans un film quand s’approche un tsunami
–, c’est bel et bien l’incapacité à croire à ce qui nous avons sous les yeux, au monde sensible lui-même. Cette espèce
d’incrédulité hagarde qui se lit dans tant d’yeux, dans
tant de gestes, cet état d’absence irrésolue, cette crise
de la présence est précisément ce à quoi le projet esthétique,
l’empire et ses dispositifs
ont pour tâche de remédier.
Sous l’empire, donc, le design et l’urbanisme inscrivent à même les choses l’unité du monde
devenue problématique. Ils façonnent le tout nouveau « monde
sensible ». Les mass
media inventent à flux tendu le langage commun du jour.
Les différents « moyens de communication » mettent
à disposition, à tout instant, l’ensemble de ceux que
nous avons toujours-déjà quittés, et que nous appelons
encore, absurdement, « nos proches ». La culture,
enfin, et les spectacles, nous garantissent l’existence
de ce que nous pourrions
vivre et penser, et que nous ne faisons plus qu’entrevoir.
C’est ainsi que localement, crâne par crâne, foyer par foyer,
centre-ville par centre-ville, s’agence la métropole impériale,
se reconstruit un univers apparemment stabilisé, crédible,
consensuel, une aisthesis
: une commune perception du monde. L’empire est cette planétaire
fabrique du sensible. Et tout comme la religion prétendait unir les
hommes au divin quand en réalité elle les en tenait séparés,
la religion sensible de l’empire, qui prétend recomposer
l’unité du monde depuis sa base, depuis le local, ne fait que fixer en chaque
lieu et en chaque être une séparation nouvelle : la séparation
entre l’usager et le dispositif. L’esthétique s’impose ainsi
à l’échelle du globe comme impossibilité
de tout usage. Le prospectus d’une récente exposition
à Bordeaux annonçait, clignant de l’œil : « Ce
qu’on vous vend au supermarché, les artistes le transforment
en œuvre d’art. » On voit comme l’esthétique seule
parvient à accomplir
l’impossibilité d’usage contenue dans toute marchandise,
parvient à la convertir, derrière une vitrine ou au cœur
d’une « instal’ », en une pure valeur d’exposition. Ultimement,
le programme esthétique vise à étendre cette scission à
l’homme même, à lui incorporer le dispositif, à en faire l’usager de lui-même. On comprend sans
peine en quoi la disposition biopolitique à s’appréhender
comme corps, ou celle, spectaculaire, à se mirer en image,
conspirent à faire de nous les usagers de nous-mêmes. A
faire de nous des sujets esthétiques.
Communisme[3]et magie
Le cadre hurlant tout seul dans l’oreillette de son
portable. Le VRP accroché à sa mallette. L’automobiliste
pestant au volant de sa voiture. Le fêtard looké sur son
dance-floor techno.
Le vendeur de magasin branché avec son charabia d’entreprise.
Nos contemporains font figure d’ensorcelés. Tous les gauchistes
du monde peuvent bien prétendre leur ouvrir les yeux sur
l’étendue de la catastrophe, l’affaire est entendue depuis
plus de soixante-dix ans : il ne sert à rien de conscientiser
un monde déjà malade
de conscience. Car cet ensorcellement n’est pas le produit
d’une superstition ou d’une illusion qu’il suffirait d’abattre,
c’est un ensorcellement pratique : c’est leur assujettissement aux dispositifs, le fait
qu’il n’y ait qu’accouplés
à tel ou tel dispositif qu’ils s’éprouvent comme
sujets. Artaud
dit vrai lorsqu’il écrit, en janvier 1947, que « beaucoup
mieux que par son armée, son administration, ses institutions,
sa police, c’est par des envoûtements que la société tient ».
Dans chaque usage
réside une possible sortie de l’ensorcellement. Car chaque
usage libère les formes-de-vie contenues dans les choses,
dans les mots, dans les images. Dans l’usage s’établit une
curieuse circulation entre « sujet » et « objet »,
entre « espèces ». Le geste court-circuite la
conscience, abolit temporairement la distance entre le moi
et le monde, en appelle d’autres. Le regard nous incorpore
les mouvements et les formes perçus. Il se passe quelque
chose en nous et hors de nous. « “La coïncidence de la transformation du milieu et de l’activité
humaine ou de la transformation de l’homme par lui-même
ne peut être saisie et comprise rationnellement que comme
praxis révolutionnaire”, disent les Thèses sur Feuerbach,
mais elle peut être saisie et comprise magiquement comme
usage, du moins “si la magie est une communication constante
de l’intérieur à l’extérieur, de l’acte à la pensée, de
la chose au mot, de la matière à l’esprit”. » (Artaud)
Que la matière soit animée d’innombrables formes-de-vie,
qu’elle soit peuplée de polarisations intimes, voilà ce
que Marx lui-même n’ignorait pas, lui qui écrit, dans La Sainte Famille : « Parmi toutes les qualités inhérentes à la matière, le mouvement
est sans doute la première et la plus insigne, non pas seulement
comme mouvement mécanique et mathématique, mais plus encore
comme pulsion, dynamisme, comme tourment de la matière,
pour employer un terme de Jakob Boehme. Les formes primitives
de ces derniers sont des forces essentielles, vivantes,
individualisantes, produisant les différences spécifiques. »
Ces « formes primitives », nous les avons appelées
formes-de-vie. Elles nous affectent, que nous le voulions
ou non, par tout ce à quoi nous nous lions, par tout ce à quoi nous sommes liés. Nous avons du mal à admettre
que nous sommes
liés, car nous sommes possédés
par une idée esthétique de la liberté. Une idée de la
liberté comme détachement, comme indétermination, comme
arrachement à toute détermination. « Cette
disposition intermédiaire où l’âme n’est déterminée ni physiquement
ni moralement et où pourtant elle est active de ces deux
manières, mérite particulièrement le nom de disposition
libre, et si l’on appelle physique l’état de détermination
sensible, et logique et moral l’état de détermination raisonnable,
on donnera à cet état de déterminabilité réelle et active
le nom d’état esthétique. […] Sans doute l’homme possède-t-il
virtuellement cette humanité avant chacun des états déterminés
par lequel il peut passer ; mais il la perd effectivement
avec chacun des états déterminés par lequel il passe, et
il faut pour qu’il puisse venir à un état contraire qu’elle
lui soit chaque fois rendue par la vie esthétique. »
(Schiller, Lettres…)
Cette idée-là de la liberté, c’est la liberté du manager,
qui parcourt le globe de grand hôtel en grand hôtel, celle
du scientifique (sociologue ou physicien, qu’importe) qui
n’est jamais nulle part dans le monde qu’il décrit,
celle de l’anarchiste métropolitain qui veut pouvoir
faire ce qu’il veut quand il veut, celle de l’intellectuel
qui juge souverainement de tout depuis son bureau ou celle
de l’artiste contemporain qui fait de sa vie entière une
« œuvre d’art » et pour qui l’unique impératif
est « invente-toi, produis-toi toi-même », comme
dit l’infect Bourriaud. A cette idée esthétique de la liberté,
nous opposons l’évidence matérialiste des
formes-de-vie. Nous disons que les êtres humains ne sont
pas simplement déterminés, au sens où il y aurait d’un
côté l’être en tant que tel, pur de toute détermination,
que viendrait habiller l’ensemble de ses attributs, de ses
prédicats et de ses accidents – français, mâle, fils d’ouvrier,
jouant au football, ayant mal à la tête, etc. Ce qu’il y
a en réalité, c’est la manière
dont chaque être habite ses déterminations. Et en ce
point, la détermination et l’être sont absolument indistincts,
et ils sont forme-de-vie.
Nous disons que la liberté ne consiste pas dans l’arrachement
à toutes nos déterminations, mais dans l’élaboration de
la manière dont
nous habitons telle ou telle détermination. Qu’elle ne réside
pas dans l’affranchissement de tout lien, mais dans l’apprentissage
de l’art de lier et de délier. Que cet art ait
longtemps été réputé magique
ne nous procure aucun embarras. Et nous assumons son scandale
: celui d’admettre la menace, en nous, hors de nous, partout,
de la crise de la présence. Nous disons même que s’il y
a une égalité effective
parmi les humains, c’est devant cette menace. Ce qui
fait de Kafka un grand communiste. Nous préférons cela,
et de loin, à ce paradoxe trop connu : plus quelqu’un
se prend pour un individu, plus on le trouve à reproduire
les structures de comportement les plus bêtement propres
à l’ « espèce », plus quelqu’un se prend
pour un sujet, plus on le voit s’abandonner, par accès,
aux penchants les plus tristement conformes. Nous voyons
bien que, pour l’heure, depuis leurs limbes, les formes-de-vie
demeurent dans le plus redoutable chaos. Que c’est le sentiment
de ce chaos, ainsi que leur attachement à cette stupide
idée de la liberté qui jette nos contemporains dans les
rets des dispositifs. Mais nous voyons aussi de quelle puissance
disposent ceux qui ont appris l’art de lier et délier. Et
nous nous figurons quelle terrible force tiennent entre
leurs mains ceux qui, collectivement, élaborent le jeu des
formes-de-vie qui les affectent. Et nous ne craignons pas
d’appeler communisme le partage, en tout lieu, de
cette force. Car alors les humains arrivent à maturité,
et ils ont dans leurs gestes la souveraineté de l’enfant.
« Peut-être l’homme de l’âge de la pierre ne dessinait-il
l’élan de manière aussi incomparable que parce que la main
qui maniait la pointe se souvenait encore de l’arc avec
lequel elle avait abattu l’animal. »
Le mana fuit, réinventons la magie.
[1] Il y
a un temps messianique,
qui est abolition du temps-qui-passe, rupture du continuum
de l’histoire, qui est temps vécu, fin de toute attente. Il y
a un geste messianique,
dont il est ici question. Il y a même des êtres qui se meuvent
dans le messianique, ce qui signifie qu’ils sont à leur
manière, et le plus souvent de façon fugitive, « sortis
du capital ». Ce qui signifie aussi qu’il y a, étincelles
mêlées à l’immonde noirceur du réel, du
messianique, que le Royaume n’est pas purement à venir,
mais déjà, par fragments, présent parmi nous. Messianique
est donc la pratique qui part de là, de ces étincelles,
des formes-de-vie.
Antimessianiques, en revanche, sont toutes les religions,
toutes les forces qui entravent et retiennent le libre jeu
des formes-de-vie. Antimessianique est, au plus haut point,
le christianisme et ses avatars modernes – socialisme, humanisme,
négrisme. Nous n’avons jamais croisé, faut-il le préciser,
de « messianisme », sauf dans la bouche putrescente
de nos calomniateurs.
[2] Simmel livre en 1910 une analyse magistrale de cette
plaie de l’époque actuelle : la sociabilité. L’article
aborde la sociabilité comme « forme ludique de l’association »,
comme « structure sociologique particulière, correspondant
à celles de l’art et du jeu, et qui tirent leurs formes
de la réalité, tout en la laissant néanmoins derrière eux »,
rend parfaitement justice de l’utopie branchée d’une « société
de conversation ». « Dans la conversation purement
sociable, la parole est une fin à elle-même, elle n’est
au service d’aucun contenu ; elle n’a d’autre but que
de perpétuer l’interaction en esquivant les sujets délicats,
que de permettre de jouir de l’excitation du jeu de relations
(…) L’association et l’échange stimulant par lesquels tout
le poids et toutes les tâches de la vie se réalisent sont
consumés ici dans un jeu artistique, dans la sublimation
et la dilution simultanées des forces de la réalité qui
n’apparaissent qu’à distance, alors que leur pesanteur s’estompe
comme par enchantement. »
[3] Il suffit de reprendre la définition du communisme dans
les Manuscrits de 1844 (« le communisme
est la vraie solution de l’antagonisme entre l’homme et
la nature, entre l’homme et l’homme, la vraie solution du
conflit entre l’existence et l’essence, entre l’objectivation
et l’affirmation de soi, entre la liberté et la nécessité,
entre l’individu et l’espèce ») pour se persuader que
le geste esthétique n’est pas absent du programme
communiste lui-même. C’est-à-dire que la phase actuelle,
esthétique du capital où celui-ci façonne conjointement
une nouvelle humanité – les citoyens – et un nouveau monde
sensible – la métropole – nous impose de réviser notre conception
même du communisme.