Lille2004 s’est prétendument terminé un 20 novembre. Comme si un dernier
bal coloré pouvait marquer la fin d’un Lille-capitale-européenne-de-la-culture,
et nous convaincre par là même de son existence dans un
lieu et un temps donnés... Ce que nous avons vu c’est juste
la fin d’une série d’expositions et de pseudo événements,
notamment d’une troisième saison placée sous le signe de
l’architecture et de l’urbanisme. Trois derniers mois pendant
lesquels le visiteur a pu admirer les plus évidents symboles de l’oppression urbaine érigée,
comme il se doit, en art. Une glorification de « Lille,
métropole européenne » qui a fait mine de figer l’urbanisme
sous les vitres des expositions, alors même que la métamorphose
de la ville ne cesse de s’accélérer. Une introduction à
ce que l’on appelle aujourd’hui l’art de ville. Car comme toujours, derrière les frasques
de la fête se
sont joués d’autres enjeux, d’autres métamorphoses engagées
à plus long terme.
« Pour 2004, pour longtemps. »
L’urbaniste, ce flic
Entre
1853 et 1870, un certain baron Haussmann se lance dans le
réaménagement de Paris, officiellement pour augmenter le
prestige de la ville et lui offrir sa vraie stature de capitale
européenne. En réalité, l’objectif de ces grands travaux
n’est pas tant d’accroître le rayonnement de la capitale
que de faciliter le contrôle de son peuple… Napoléon III,
impressionné par Londres, a pensé sa ville idéale avant
même son coup d’Etat : une ville sécuritaire, contre-révolutionnaire.
Pour asseoir la dynastie des Napoléonides et éviter le tragique
destin des Bourbons et des Orléans, il faut étouffer dans
l’œuf une nouvelle révolution, tirer les leçons des insurrections
de 1830 et de 1848…
C’est
donc sous couvert de prestige qu’Haussmann applique son
urbanisme en véritable stratège militaire. Il relie les
casernes au centre de la ville, détruit les logements ouvriers
pour écarter les classes laborieuses, annihile les foyers
d’insurrection, remplace les pavés par du macadam, éventre
le vieux Paris, quartier des émeutes. Il éloigne les pauvres
des édifices publics et surtout, il perce les ruelles de
grands boulevards aux dimensions jusque là inconnues, où
des barricades ne peuvent résister à une charge de cavalerie
ou à un tir d’artillerie. En parallèle à cet urbanisme militaire,
esthétique et hygiéniste, la ville se subordonne aux besoins
du commerce. Le capitalisme s’y étale sans complexe. C’est
la curée et l’apparition des grands magasins.
*
Le
Corbusier, qui voyait en Haussmann « le
premier urbaniste moderne », n’imaginait lui-même
que cette alternative : « l’architecture ou la révolution
»
[2]. Aujourd’hui, cette
quête de la ville sécurisée obsède encore les urbanistes.
Les cités sont façonnées pour ceux qui les dirigent, l’urbanisme
étant toujours, et définitivement, un outil du contrôle
social. La banlieurisation engagée au XIXe siècle
a connu son apogée avec les grands ensembles, la ville,
naturellement consacrée au capitalisme, devenant le terrain
de la ségrégation sociale et de la fragmentation fonctionnelle
de la vie. Et aujourd’hui, ce sont ces mêmes logements sociaux
que l’on veut « résidentialiser », dont on veut
redresser l’image, et qui continuent d’être des zones d’expérimentation
urbanistique.
Ainsi
le credo des urbanistes c’est l’espace
défendable, introduit par Oscar Newman
[3] dans les années 70 : l’espace
urbain doit être sécurisant et la ville façonnée afin d’éviter
la délinquance et de faciliter sa répression. Selon les
préceptes de la prévention
situationnelle, il faut limiter les cibles potentielles,
empêcher les actions de délinquance et favoriser le contrôle
partagé des lieux entre leurs locataires. Dans cette optique,
architectes et urbanistes s’inspirent de ce qu’ils ont déjà
élaboré pour l’univers carcéral. A l’heure où les prisons
sont conçues comme des mini-villes, les univers urbains
et carcéraux ont tendance à se confondre. Que ce soit à
l’intérieur ou à l’extérieur, urbanistes et architectes
appliquent les mêmes méthodes qui ont fait d’eux des acteurs
principaux de notre flicage quotidien
[4]. En ville la surveillance ne cesse de s’accroître,
suivant le concept bien connu du Panopticon de Jeremy Bentham.
Tout espace doit pouvoir être vu. Tout délinquant potentiel
doit avoir le sentiment d’être surveillé. Aussi, dans les
nouveaux aménagements urbains, on évite les angles morts ;
on place les luminaires et les arbres de façon à éviter
les coins d’ombre ; on installe des miroirs un peu
partout, notamment dans les escaliers ; et on réduit
la taille des haies… La visibilité est maximale et l’habitant
est invité à s’improviser maton, à surveiller son habitat.
Mais
outre cette organisation de l’espace qui fait de l’habitant
l’objet et le sujet de la surveillance, c’est la technologie
de pointe même qui est fournie pour l’autosurveillance.
C’est dans cette logique de « co-veillance » que
les HLM
[5] proposent aux locataires un accès aux caméras de
sécurité, dans leur salon, via leur télévision. En introduisant
la démocratie chez Big Brother, on balaye de la main les
accusations d’atteinte aux libertés : la surveillance
est décentralisée et cogérée.
Evidemment,
cette surveillance seule ne suffit pas. Parallèlement à
ces mesures, l’espace défendable s’adapte pour favoriser
la capture du délinquant. Les policiers urbanistes condamnent
les coursives et suppriment les toits en terrasse. Ils installent
des halls avec sas, des vidéophones et font disparaître
les ornements des façades pour éviter l’escalade… L’immeuble
se lisse. Restent les pics anti-pigeons.
Cette
prise en compte de la sécurité dans l’aménagement de l’espace,
la prévention situationnelle n’est pas un
délire de quelques urbanistes, mais bien la nouvelle norme
pour la ville. L’Europe devrait bientôt coucher tout cela
sur papier, condamnant les haies du Vieux Continent à ne
pas mesurer plus de 72 centimètres.
Mais si
l’espace défendable a d’abord été imaginé
pour l’habitat social, ses méthodes s’appliquent sans mal
à d’autres types d’infrastructures, en particulier aux équipements
de loisirs. Ainsi ce sont les mêmes concepts qui ont pu
être utilisés lors de la construction du Stade de France,
à Saint-Denis : même perdu au milieu de 80 000 personnes,
impossible d’échapper à la surveillance des caméras mobiles
placées sur le toit. Surtout, le contrôle social s’exprime
avec la même intensité à l’intérieur et à l’extérieur de
l’équipement. Le poste de commande centralisé du Stade est
par exemple capable de suivre un supporter depuis la station
de RER Châtelet jusqu’à sa place dans les tribunes. La surveillance
ne se limite plus à l’intérieur de l’enceinte mais irradie
l’environnement de l’infrastructure. L’équipement de loisirs
ne se contente pas de s’autosécuriser mais étend son besoin
de sécurité à l’ensemble du quartier. Et puisqu’il est souvent
un pôle qui s’inscrit dans des projets bien plus vastes
(de constructions de bureaux, de commerces, de logements),
il se pose comme un facteur important de réaménagement de
la ville
[6].
Lille
entre béton et vieilles pierres
C’est
un facteur qu’aurait bien saisi Lille en 1995 en postulant
pour accueillir les Jeux olympiques de… 2004. Une idée lancée
par le désormais très influent « Grand Lille »,
club de grands patrons de la métropole avec à sa tête le
roi du légume en
boîte, Bruno Bonduelle. Finalement, le projet n’a même pas
été retenu parmi les finalistes, et c’est Athènes qui aura
profité des Jeux pour se construire un aéroport, un métro,
une autoroute, un tramway, des centres culturels, et pour
requalifier et aseptiser les quartiers de Gazi et Psiri…
Mais
si la « jeunesse du monde entier » ne s’est pas
réunie à Lille en 2004, cette candidature aux Jeux olympiques
venait d’engager un processus irrémédiable. En se déclarant
capable d’organiser un événement d’ampleur, la ville venait
définitivement de se fondre dans la métropole européenne.
Et aujourd’hui Bruno Bonduelle peut se réjouir et clamer
à qui veut bien l’entendre que la candidature de Lille aux
Jeux olympiques fut une grande réussite, une manière de
faire connaître Lille dans le monde entier en fédérant la
ville autour d’un projet d’ampleur. Car le « Grand
Lille » s’est trouvé un autre prétexte pour réaménager
l’espace urbain, pour s’engager dans cet urbanisme sécuritaire
: en 2004, la ville s’est offert ses « Olympiades culturelles »
[7], une image de marque et un bien beau logo…
*
Au XIXe
siècle – révolution industrielle oblige –, les usines
se multiplient à Lille et les remparts de la ville doivent
accueillir de nombreux ouvriers, dont une forte immigration
belge. En peu de temps, les nouveaux venus se
sont déjà appropriés les quartiers Saint-Sauveur et Saint-Maurice
et en 1858, Lille doit annexer les communes suburbaines
de Wazemmes, Moulins et Fives, officiellement pour agrandir
et assainir la ville, plus concrètement pour entasser le
surplus de fabriques et d’ouvriers.
Evidemment,
les travaux d’épuration d’Haussmann ont rapidement fait
des émules en province, et en 1857, le préfet Vallon, aidé
de l’architecte Henri Kolb, s’engage dans l’haussmannisation
de Lille. Selon les mêmes schémas, on construit de grandes
artères : les rues Faidherbe, Nationale et Carnot.
Près du centre, la place Napoléon III (place de la République),
avec sa poste et sa préfecture, devient un nouveau pôle
d’attraction pour la bourgeoisie qui, lasse d’être cantonnée
au quartier Royal, s’y installe et se construit son boulevard
de la Liberté.
De même,
partout en France s’est développé cet urbanisme contre-révolutionnaire,
basé sur le transfert sélectif des populations dangereuses
et la conception d’une ville apte à répondre à la menace
intérieure. A Lille, ces modifications de l’urbain se sont
déroulées en plein développement ferroviaire. Ainsi en 1867,
la gare du Nord parisienne déménage à Lille – ville reliée
à la capitale depuis 1846. A l’occasion de l’inauguration
de la ligne, le compositeur français Hector Berlioz composa
même une cantate, Le
Chant des chemins de fer.
*
Ceux
et celles qui ont assisté au fiasco de l’inauguration de
Lille2004 se souviennent peut-être de l’interprétation de
l’œuvre de Berlioz par l’Orchestre national de Lille et
les formations de Londres, Paris et Bruxelles. Un hommage
non plus à la vieille gare Lille-Flandres, mais évidemment
au TGV et à la turbine tertiaire, Euralille. Car c’est bien
l’érection de ce temple du capitalisme, dans les années
90, qui a lancé pleinement le changement d’image de la « capitale
des Flandres ». Depuis, cet amas de verre et de béton,
où se mêlent pouvoirs financier et politique, n’a même cessé
de s’étendre, bétonnant peu à peu le quartier Saint-Maurice.
Le succès
financier n’est pas au rendez-vous mais peu importe. L’essentiel
c’est l’image. A l’heure où la ville est une marque, un
produit qui se vend aux touristes et aux nouvelles technologies,
Lille devait se sortir de son image de vieille ville industrielle
gangrenée par le chômage. Et c’est bien ce même processus
qui se poursuit aujourd’hui
[8] : Lille2004 est arrivé par le train, il y a
bien longtemps de cela. Parce que la ville-marque avait
besoin de s’européaniser, Pierre Mauroy a bataillé dur pour
que le TGV entre à Lille (le 18 mai 1993), la rapprochant
ainsi de Paris, Londres et Bruxelles. En rivalité avec Amiens,
la ville a été jusqu’à débourser quelque 136
millions de francs pour éviter que le train ne se contente
de la contourner. La mairie avait bien compris que l’entrée
du TGV dans la cité constituerait un formidable pôle d’attraction
[9]. Parce que la compression des distances avec les capitales européennes
favorise l’installation d’une population aisée et que les
transports participent évidemment au renouvellement de la
ville
[10] . L’arrivée du TGV, à l’image de l’arrivée
de l’autoroute A1 en 1956, était donc une aubaine pour créer
de toute pièce un nouveau centre financier et décisionnel.
Une œuvre architecturale qui marque les esprits. Un îlot
de béton sorti de nulle part, hommage à Carrefour et au
Crédit lyonnais…
Mais
la naissance d’Euralille n’a fait qu’accompagner un décrassage
de la ville déjà engagé. Pour sa nouvelle image, Lille se
devait d’être présentable, attirante, comme une pub, désinfectée…
Et l’on a fait d’une pierre deux coups ! Le nettoyage
de façades s’accompagnant souvent d’une éviction des habitants.
Ainsi sous prétexte de sauvegarder le vieux Lille, on a
offert à la bourgeoisie du quartier Royal et du centre la
possibilité de s’étendre sur cette zone jugée insalubre.
Et aux magasins de luxe de coloniser le quartier. On s’est
éloigné d’un coup des années béton où l’on se permettait
encore, façon Haussmann, de raser pour mieux reconstruire,
mais le résultat est similaire. Car rappelons qu’en 1957
c’est Saint-Sauveur, quartier historiquement ouvrier, qui
faisait les frais de l’urbanisme hygiénique : le quartier
fut détruit, 5 400 habitants délogés, le lieu de naissance
de l’Internationale bétonné, laissant la place à un centre
d’affaires et aux administrations. Si le résultat escompté
fut atteint radicalement et en peu de temps, ce genre de
méthode, trop voyante et trop controversée, est donc abandonné.
A
présent il faut agir plus subtilement, insidieusement. Alors
on se sert de la mode des belles pierres ; on agite le prétexte
de « sauvegarde du patrimoine »
[11] . Et c’est au nom de ce formidable « héritage
commun » qu’on laisse place aux boutiques de luxe ;
que ceux qui se tuaient chez Vrau, Descamps, Bellesieur
ont été oubliés sous le vernis ; qu’on a expulsé la
mémoire… Les immigrés et les petits vieux du vieux Lille
ont été littéralement dégagés par SLE et compagnie et leurs
HLM haut standing pour gauche caviar. Ainsi entre 1975 et
1982, le quartier a perdu 21 % de sa population, pendant
qu’on restaurait, qu’on effaçait « le sang qui couvre les briques »
[12].
Aujourd’hui,
loin des performances architecturales d’Euralille, le centre
poursuit son extension sur cette lancée, englobant, vernissant
petit à petit tous les quartiers intra-périphérique. Les
deux communes annexées au XIXe siècle pour y
entasser les ouvriers sont évidemment les premières sur
la liste de cette grande digestion : Moulins et Wazemmes
sont définitivement délaissés par les usines et les brasseries,
alors que le centre a besoin de s’étendre et la ville d’assumer
son nouveau rôle de métropole européenne. A nouveau ce sont
les anciens quartiers ouvriers qui subiront de plein fouet
les métamorphoses imposées par la mairie et la « communauté
urbaine ». Il faut rendre vacants ces quartiers historiquement
« populaires », expulser les habitants, puis détruire,
reconstruire, remodeler… quelle que soit la méthode. L’urbanisme
se sert des anciens lieux de production abandonnés. Les
ateliers de filature et de tissage Leblan et les usines
de coton Wallaert sont transformées, ici en fac de droit,
là en Institut d’études politiques, en bureaux et évidemment
en logements étudiants.
Fini donc
le béton, fini la démesure ! On la réserve à Carrefour
et au Crédit lyonnais. Même les grands ensembles sont voués
à disparaître, paraît-il. Alors, place à ce qu’on appelle
« la requalification de l’habitat ». Et surtout,
partout, place à la fête.
La fête,
partout, pue la mort
Dans ce cadre
de sécurisation de l’urbain et de ségrégation des classes
laborieuses, on ne pourrait voir en Lille2004 qu’un écran
de fumée. Un brouillard supplémentaire pour cacher la ville
qui se meurt, des paillettes pour cacher l’essentiel. Ce
n’est pas un hasard si aujourd’hui les réjouissances se
doivent d’être participatives. Habillez-vous de blanc, fabriquez
des marionnettes en carton, graffez sur des spots réservés…
Et inventez votre cité idéale. Nous, on s’occupe du reste…
Mais si la manifestation culturelle s’ancre tout à fait
dans cette métamorphose de la ville, c’est aussi parce qu’elle
en est un acteur important. Parce qu’en tant que fête,
elle s’en sert. Elle fait usage des rues, des places, des
édifices et des monuments.
La fête est partout et partout où elle est,
elle participe insidieusement à la métamorphose de la ville.
Événements réguliers ou exceptionnels – de l’Exposition
universelle à la Fête de la musique, en passant par la Grande
Braderie, la Coupe du monde et les Jeux olympiques – les
fêtes sont de
formidables outils de transformation, expériences grandeur
nature dont nous sommes les cobayes. Annoncées temporaires,
elles permettent de tester des métamorphoses radicales de
l’environnement, avant d’en figer définitivement l’usage.
Et quand le grand fracas s’arrête, on découvre effaré ces
espaces chamboulés, définitivement changés. La fête contribue
à la transformation de la ville, non pas comme seul prétexte,
mais bien en y participant réellement. Parce qu’elle
s’immisce partout, imprègne les lieux, pose une ambiance,
véhicule une image et transforme. Et lorsqu’elle se retire,
laisse toujours quelques surprises sur son passage, figeant
çà et là ce qui ne devait qu’être temporaire… Enfin la fête, en attirant une population ciblée,
facilite l’appropriation d’un quartier avant sa réhabilitation,
changeant son image pour accélérer le transfert de population.
Sensibles à la force de ce
formidable outil de transformation, les villes lui dédient
de véritables scènes urbaines, un épicentre permanent. Dans
cette optique on a réinventé le grand boulevard, sans trottoir,
sans voiture, grande scène urbaine avec décors en carton-pâte
pour parade électrique. Le reste du temps, la main street piétonnière n’est qu’un centre commercial à ciel ouvert.
Et si les voitures n’y sont pas admises, c’est pour ne pas
gêner la déambulation consommatrice dans cet espace privatisé.
Ainsi les centres-marques sont toujours prêts à accueillir
la grande parade du soir, simulacre de réappropriation de
l’espace urbain.
Certes,
la fête a pu par
le passé revêtir un caractère insurrectionnel – nous pensons
par exemple au mardi gras de Romans, en 1580 – mais elle
ne reste pour autant qu’une mascarade, un défouloir, un
exutoire identitaire, un outil de neutralisation... Or nous
ne pouvons que constater qu’en s’empruntant mutuellement,
fêtes de rues – projections concrètes, brèves et spectaculaires
de la fête – et
manifestations tendent malheureusement à se (con)fondre.
A l’heure où l’on parle aussi bien de
mani’festive que de manifestation
culturelle, les liens entre défilé revendicatif et bal
blanc se renforcent. Et c’est ainsi que les mêmes avenues
haussmanniennes, débarrassées de leurs pavés, peuvent attendre
les deux sans frémir. Ces situations d’où la vie s’est définitivement
absentée, où il ne peut rien se passer...
En
d’autres termes la fête,
toujours, pue la mort
[13]. À la manière des installations de Louis Philippe
Demers et Robert Lepage qui raillent les voyageurs du métro
Fives
[14], elle n’est qu’une funèbre mascarade. Un spectacle
de marionnettes dont on installe tranquillement le décor.
Or, dans ce domaine, en 2004, ce sont les anciennes cheminées
d’usines qui semblent plaire. C’est ainsi que les symboles
de l’exploitation se muent en temples de la culture. Et
l’ouvrier en artiste.
Certes,
l’embourgeoisement de Wazemmes ne date pas d’hier. Cela
fait des années que la ville déloge à tour de bras, sous
prétexte d’insalubrité, pour mieux rénover, reconstruire ;
expulsant ses habitants
pour mieux les remplacer par des touristes,
pour mieux civiliser.
Mais il lui fallait son apogée. Le projet de cinéma d’art
et d’essai a échoué ? Qu’à cela ne tienne, Lille2004
y érigera sa maison Folie, LA maison Folie. Le fleuron de
la culture Lille2004, présenté en grande pompe à la reine
des Belges et imprimé sur les timbres officiels. Un parfait
pôle d’attraction, un parfait symbole pour la nouvelle image
de Wazemmes. Plus concrètement, des loyers qui flambent,
de nouvelles constructions, réhabilitations et un inévitable
transfert de population. Une fois de plus, la fête laisse ses traces.
De
son côté, Moulins subira un autre sort. Dans un quartier
où la spéculation immobilière se mesure au nombre de maisons
murées, Lille2004 y sponsorise plutôt les chantiers de cages
à lapins (la résidentialisation, on vous disait) qui viennent
peu à peu remplacer les terrains vagues. Tandis qu’à Lille-Sud,
l’ambition n’est pas encore la même : l’heure y est
toujours à l’épuration. Les socialistes doivent remplir
leur quota de flics. Alors c’est un énorme hôtel de police
de 1 500 hommes qui viendra remplacer les concerts
hip-hop et branchés du Barnum des Postes.
Et soudain
on reparle d’Euralille. Car avec l’événement, l’îlot de
béton greffé sur la ville continue de s’étendre et fait
des rejetons. C’est même là-bas que l’on trouvera le financement
de Lille2004 dans les années à venir. Puisque le casino
du groupe Partouche
[15] prévu pour 2007 devrait ramener suffisamment de
fric pour payer les maisons Folie
[16]. Et pendant ce temps, Euralille3 devrait trouver
sa place près du parc-boulevard cerclé de grilles, tandis
que la construction du siège de région (Euralille2) finira
bientôt de couper physiquement Fives du reste de la ville.
Le quartier prépare d’ailleurs la construction de son petit
centre-ville. On a définitivement tranché le membre gangrené
(pour mieux le désinfecter). Qu’il redevienne la commune
qu’il était, avant que l’industrialisation force son annexion
pour y stocker usines et ouvriers.
L’année
2004 est terminée. En plein centre commercial Euralille,
on a adulé Rem Koolhaas
[17] et Christian de Portzamparc
[18]. On a admiré la Cité des affaires, la maison Folie
de Wazemmes, le parc Matisse, des centres commerciaux, des
entrées d’autoroute… On y a montré que la ville n’a pas
attendu la construction d’une nouvelle taule pour enfermer
toujours plus : enfermer en son sein, dans ses bureaux,
ses centres commerciaux, ses résidences et ses avenues.
Mais cet hommage à l’urbanisme, hébergé dans son plus terrifiant
rejeton, nous a surtout rappelé que le pire restait encore
à venir… Dans cette ville spectacle qui recycle les résidus
de son passé industriel, la fête
n’est qu’une étape de sa transformation.
Et la petite
mascotte saute déjà vers l’avenir
[19]. Avec ses bottes en forme de tour du Crédit lyonnais,
elle ne pourra qu’y laisser des traces…
Ô
cité chérie…
Si l’on en croit les prophéties de Carlisle, « l’avenir de la guerre se trouve dans les rues,
les égouts, les gratte-ciel, et les blocs anarchiques de
maisons qui forment les villes brisées du monde ».
Ainsi le nouveau terrain de jeu des militaires pourrait bien
être la mégalopole du tiers-monde, ce qui semble irriter
au plus haut point les spécialistes de la contre-insurrection.
Car par leur développement rapide, ces zones urbaines qui
ont plus ou moins échappé à l’urbanisme sécuritaire offrent
un champ de bataille inconnu, incontrôlable et imprévisible.
Si bien que cette « urbanisation de l’insurrection » pousse les militaires à expérimenter,
dans l’urgence, de nouvelles méthodesde massacre urbain[20].
Mais si la ville du tiers-monde semble devoir être « le principal champ de bataille
du futur »,
le contrôle des métropoles occidentales reste quant à lui
le fruit d’expérimentations plus insidieuses. Ici la guerre
se joue moins à coups de fusil qu’à coups de bulldozer.
Le tout dans la joie, la bonne humeur et les paillettes...Car dans la métropole occidentale,
on agite justement le spectre de cette mégalopole incontrôlable,
dangereuse et inhumaine. Et pour justifier les assauts de
la culture, on a encore l’audace d’invoquer la sauvegarde
de l’ « humanité » de la ville, de présenter
l’artiste comme dernier rempart face au danger de la métropole
tentaculaire, face à l’urbanisation incontrôlable. Comme
si la mutation de la ville en amas urbain destructeur n’était
pas une preuve supplémentaire qu’elle n’est justement qu’une
humanisation de l’espace ; par définition mortifère.
Nous
ne sommes pas dupes. Cette mégalopole-monstre, progrès urbain
qui ne serait plus leur œuvre, n’est qu’un mythe, un foulard
rouge que l’on agite. Et si l’artiste a un rôle à jouer
dans cet urbain tentaculaire c’est bien de faire vivre la
fête. Tout comme la bourgeoisie a pris
place dans le centre haussmannien, il est naturel que l’artiste
soit un acteur principal du transfert sélectif de population
de la cité-théâtre. Aujourd’hui, c’est lui qui insuffle
la reconquête sociale d’un quartier, sa gentrification. Mais non content de faire
main basse sur la ville, il participe réellement à sa transformation.
Participer à cette construction de l’image, de l’ambiance,
de la marque. Vendre la ville. L’étouffer sous un vernis
de culture. Et finir de tisser son linceul pour cacher son
corps écartelé... Berlioz, en 1846, avait eu l’honnêteté
de faire suivre sa cantate d’une symphonie funèbre
[21]. Le 5 décembre 2003, Jean-Claude Casadesus lui,
nous aura vendu un bal blanc…
*
En mai 1871, les insurgés finirent par embraser le Paris
transfiguré. Et après le Palais de justice, les Tuileries
et le Louvre, c’est l’Hôtel de Ville, surnommé pour l’occasion
« le château d’Haussmann » qui fut livré aux pétroleuses.
Un véritable feu de joie, dans lequel art et (futur) patrimoine
furent livrés aux flammes.
Les émeutiers ne s’étaient pas trompés, sacrifiant la culture,
dans un esprit de fête...
*
La
réponse à deux siècles d’offensive urbanistique, se jouera de facto sur le terrain posé par le vieux baron
: celui de la stratégie militaire. Qui a déjà été acculé
par les forces de l’ordre dans une froide avenue haussmannienne,
dépourvu d’armes, nous comprendra.
Sun
Tzu a dit : « Si vous êtes dans des lieux de mort,
n’hésitez point à combattre, allez droit à l’ennemi, le
plus tôt est le meilleur. »
[1]Cette
ode fut chantée à Oponte dans un festin qui accompagna
le couronnement de l’autel d’Ajax. La victoire d’épharmoste
à la lutte est probablement de la quatre-vingt-unième
olympiade.
[2] Le Corbusier, Vers une architecture,
Paris, 1927.
[3] Cf. Oscar Newman, Defensible Space : Crime Prevention
Through Urban Design, MacMillan, 1972, ainsi que
C. Ray Jeffery,
Crime Prevention
Through Environmental Design, Beverly Hills (Calif.),
Sage, 1971.
[4] Nous ne ferons que citer l’un des
leurs : « L’organisation architecturale reste
dominée par une seule crainte : l’aptitude au rassemblement
– qui se confond peu à peu avec l’aptitude au mouvement
insurrectionnel. Au lieu d’empêcher certains déplacements
il s’agit donc de les canaliser. » P. Landauer, Paysages sous surveillance, 1997.
[5] La société HLM Logirep, en partenariat avec Philips,
a introduit cette technologie à Lauviers. Elle s’est
ensuite étendue dans de nombreux endroits, notamment
Bagnolet.
[6] Ce n’est pas un hasard si le Stade a finalement
été construit à Saint-Denis plutôt qu’à Melun-Sénart
(une ville nouvelle en pleine campagne) ou Marne-la-Vallée.
[7] Le terme désigne habituellement les événements culturels
qui ont lieu en parallèle des Jeux olympiques. A Athènes,
ils furent notamment l’occasion de réhabiliter une ancienne
usine française en centre culturel, avecexpositions
d’art contemporain, représentations théâtrales et même
un micro-musée Maria-Callas.
[8] « Lille2004 fonctionnera comme un aimant durable,
attirant non seulement des touristes mais aussi des
jeunes cadres parisiens, favorisant la relance de l’économie »,
affirme Martine Aubry.
[9] Bien que Mauroy tente de se faire passer pour plus
bête qu’il ne l’est, avec tout le brio qui le caractérise :
« Quand j’ai quitté Matignon, en 1984, je m’ennuyais
un peu. J’avais envie de faire un grand truc. J’ai imaginé
Euralille à cause de la gare : avec le TGV, il y avait
beaucoup de voyageurs et il n’était pas question que
je laisse s’installer une friterie. » (cité dans L’Express du
28/09/2000)
[10] On l’a vu dans une moindre mesure à Roubaix où l’arrivée du tramway,
du métro et de nouvelles lignes de bus a favorisé l’installation
du centre commercial Mac Arthur Glen – rue piétonne
en carton-pâte.
[11] La loi Malraux sur les immeubles faisant partie
du patrimoine a grandement favorisé cette course à la
restauration.
[12] En automne 86 on lisait dans Le
Canard du vieux Lille : « Le
vieux Lille devient un beau quartier, la vieille pierre
est à la mode et le peuple qui y vit est invité à aller
vivre ailleurs. C’est l’argent de l’immobilier et du
commerce “centre-ville” qui supporte mal le vieux Lille
populaire : il le saigne ! » .
[13] Et dans l’improbable chaleur d’un mois de mars
2005, l’odeur du charnier devient pestilentielle ; ou
quand des manifestants pour la sauvegarde des 35 heures
portent des T-shirts de soutien à Paris2012.
[14] « En miroir des usagers humains du
métro, Robert Lepage et Louis-Philippe Demers feront
attendre leurs jaquemarts sur les quais. Extrêmement
sensibles, leur excitation à l’approche imminente de
la rame préviendra les humains. Ils ne seront pas payés
en retour, car à leur grand dam, après de nombreuses
manifestations de surprise, ils verront la rame partir
sans eux et, dépités, ils retomberont dans un état de
prostration jusqu’à l’approche de la rame suivante… »,
nous dit le dossier de presse Lille2004.
[15] Premier financeur du club de foot Lille-Métropole,
qui est aussi un des trois objectifs de la politique
de la ville en 2005.
[16] Bruno Bonduelle ne trouve pas cela très « moral »,
mais « tant que ça fait rentrer de l’argent »...
Et en effet, l’exploitant d’un casino doit contribuer
pour plus de 40% au fonctionnement d’un théâtre, d’un
orchestre ou d’un opéra ayant une activité régulière
(amendement « Chaban » à une loi du 5 janvier
1988)...
[17] Superviseur de la construction d’Euralille et
architecte du Grand Palais à Lille.
[18] Architecte de la tour du Crédit lyonnais à Lille.
[19] Parce que la fête modèle la ville
et que la ville se modèle pour la fête, Lille2004 ne
fait que marquer l’entrée de Lille, ville-marque, dans
un éternel recommencement. En 2006 l’année de l’Inde,
en 2008 celle de l’Europe orientale. C’est ce que nous
annoncele nouvel art de ville, le plan urbain de Martine Aubry...
[20] On lira à ce sujet l’article de Mike Davis intitulé
« The Pentagon as Global Slumlord », dont
sont tirées ces citations.
[21] Plus précisément l’« Apothéose » de
sa Symphonie funèbre et triomphale.