Ô cité chérie, puissé-je, par l’éclat de mes chants, répandre au loin ta gloire avec plus de vitesse que le coursier rapide ou que le vaisseau léger qui fend l’onde !
Pindare,
Olympique IX,
à épharmoste d’Oponte, vainqueur à la lutte
[1]

Une funèbre symphonie

Lille2004 s’est prétendument terminé un 20 novembre. Comme si un dernier bal coloré pouvait marquer la fin d’un Lille-capitale-européenne-de-la-culture, et nous convaincre par là même de son existence dans un lieu et un temps donnés... Ce que nous avons vu c’est juste la fin d’une série d’expositions et de pseudo événements, notamment d’une troisième saison placée sous le signe de l’architecture et de l’urbanisme. Trois derniers mois pendant lesquels le visiteur a pu admirer les plus évidents symboles de l’oppression urbaine érigée, comme il se doit, en art. Une glorification de « Lille, métropole européenne » qui a fait mine de figer l’urbanisme sous les vitres des expositions, alors même que la métamorphose de la ville ne cesse de s’accélérer. Une introduction à ce que l’on appelle aujourd’hui l’art de ville. Car comme toujours, derrière les frasques de la fête se sont joués d’autres enjeux, d’autres métamorphoses engagées à plus long terme.
« Pour 2004, pour longtemps. »

L’urbaniste, ce flic

Entre 1853 et 1870, un certain baron Haussmann se lance dans le réaménagement de Paris, officiellement pour augmenter le prestige de la ville et lui offrir sa vraie stature de capitale européenne. En réalité, l’objectif de ces grands travaux n’est pas tant d’accroître le rayonnement de la capitale que de faciliter le contrôle de son peuple… Napoléon III, impressionné par Londres, a pensé sa ville idéale avant même son coup d’Etat : une ville sécuritaire, contre-révolutionnaire. Pour asseoir la dynastie des Napoléonides et éviter le tragique destin des Bourbons et des Orléans, il faut étouffer dans l’œuf une nouvelle révolution, tirer les leçons des insurrections de 1830 et de 1848…

C’est donc sous couvert de prestige qu’Haussmann applique son urbanisme en véritable stratège militaire. Il relie les casernes au centre de la ville, détruit les logements ouvriers pour écarter les classes laborieuses, annihile les foyers d’insurrection, remplace les pavés par du macadam, éventre le vieux Paris, quartier des émeutes. Il éloigne les pauvres des édifices publics et surtout, il perce les ruelles de grands boulevards aux dimensions jusque là inconnues, où des barricades ne peuvent résister à une charge de cavalerie ou à un tir d’artillerie. En parallèle à cet urbanisme militaire, esthétique et hygiéniste, la ville se subordonne aux besoins du commerce. Le capitalisme s’y étale sans complexe. C’est la curée et l’apparition des grands magasins.

 

*

Le Corbusier, qui voyait en Haussmann « le premier urbaniste moderne », n’imaginait lui-même que cette alternative : « l’architecture ou la révolution » [2]. Aujourd’hui, cette quête de la ville sécurisée obsède encore les urbanistes. Les cités sont façonnées pour ceux qui les dirigent, l’urbanisme étant toujours, et définitivement, un outil du contrôle social. La banlieurisation engagée au XIXe siècle a connu son apogée avec les grands ensembles, la ville, naturellement consacrée au capitalisme, devenant le terrain de la ségrégation sociale et de la fragmentation fonctionnelle de la vie. Et aujourd’hui, ce sont ces mêmes logements sociaux que l’on veut « résidentialiser », dont on veut redresser l’image, et qui continuent d’être des zones d’expérimentation urbanistique.

Ainsi le credo des urbanistes c’est l’espace défendable, introduit par Oscar Newman [3] dans les années 70 : l’espace urbain doit être sécurisant et la ville façonnée afin d’éviter la délinquance et de faciliter sa répression. Selon les préceptes de la prévention situationnelle, il faut limiter les cibles potentielles, empêcher les actions de délinquance et favoriser le contrôle partagé des lieux entre leurs locataires. Dans cette optique, architectes et urbanistes s’inspirent de ce qu’ils ont déjà élaboré pour l’univers carcéral. A l’heure où les prisons sont conçues comme des mini-villes, les univers urbains et carcéraux ont tendance à se confondre. Que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur, urbanistes et architectes appliquent les mêmes méthodes qui ont fait d’eux des acteurs principaux de notre flicage quotidien [4]. En ville la surveillance ne cesse de s’accroître, suivant le concept bien connu du Panopticon de Jeremy Bentham. Tout espace doit pouvoir être vu. Tout délinquant potentiel doit avoir le sentiment d’être surveillé. Aussi, dans les nouveaux aménagements urbains, on évite les angles morts ; on place les luminaires et les arbres de façon à éviter les coins d’ombre ; on installe des miroirs un peu partout, notamment dans les escaliers ; et on réduit la taille des haies… La visibilité est maximale et l’habitant est invité à s’improviser maton, à surveiller son habitat.

Mais outre cette organisation de l’espace qui fait de l’habitant l’objet et le sujet de la surveillance, c’est la technologie de pointe même qui est fournie pour l’autosurveillance. C’est dans cette logique de « co-veillance » que les HLM [5] proposent aux locataires un accès aux caméras de sécurité, dans leur salon, via leur télévision. En introduisant la démocratie chez Big Brother, on balaye de la main les accusations d’atteinte aux libertés : la surveillance est décentralisée et cogérée.

Evidemment, cette surveillance seule ne suffit pas. Parallèlement à ces mesures, l’espace défendable s’adapte pour favoriser la capture du délinquant. Les policiers urbanistes condamnent les coursives et suppriment les toits en terrasse. Ils installent des halls avec sas, des vidéophones et font disparaître les ornements des façades pour éviter l’escalade… L’immeuble se lisse. Restent les pics anti-pigeons.

Cette prise en compte de la sécurité dans l’aménagement de l’espace, la prévention situationnelle n’est pas un délire de quelques urbanistes, mais bien la nouvelle norme pour la ville. L’Europe devrait bientôt coucher tout cela sur papier, condamnant les haies du Vieux Continent à ne pas mesurer plus de 72 centimètres.

 

Mais si l’espace défendable a d’abord été imaginé pour l’habitat social, ses méthodes s’appliquent sans mal à d’autres types d’infrastructures, en particulier aux équipements de loisirs. Ainsi ce sont les mêmes concepts qui ont pu être utilisés lors de la construction du Stade de France, à Saint-Denis : même perdu au milieu de 80 000 personnes, impossible d’échapper à la surveillance des caméras mobiles placées sur le toit. Surtout, le contrôle social s’exprime avec la même intensité à l’intérieur et à l’extérieur de l’équipement. Le poste de commande centralisé du Stade est par exemple capable de suivre un supporter depuis la station de RER Châtelet jusqu’à sa place dans les tribunes. La surveillance ne se limite plus à l’intérieur de l’enceinte mais irradie l’environnement de l’infrastructure. L’équipement de loisirs ne se contente pas de s’autosécuriser mais étend son besoin de sécurité à l’ensemble du quartier. Et puisqu’il est souvent un pôle qui s’inscrit dans des projets bien plus vastes (de constructions de bureaux, de commerces, de logements), il se pose comme un facteur important de réaménagement de la ville [6].

 

Lille entre béton et vieilles pierres

C’est un facteur qu’aurait bien saisi Lille en 1995 en postulant pour accueillir les Jeux olympiques de… 2004. Une idée lancée par le désormais très influent « Grand Lille », club de grands patrons de la métropole avec à sa tête le roi du légume en boîte, Bruno Bonduelle. Finalement, le projet n’a même pas été retenu parmi les finalistes, et c’est Athènes qui aura profité des Jeux pour se construire un aéroport, un métro, une autoroute, un tramway, des centres culturels, et pour requalifier et aseptiser les quartiers de Gazi et Psiri…

Mais si la « jeunesse du monde entier » ne s’est pas réunie à Lille en 2004, cette candidature aux Jeux olympiques venait d’engager un processus irrémédiable. En se déclarant capable d’organiser un événement d’ampleur, la ville venait définitivement de se fondre dans la métropole européenne. Et aujourd’hui Bruno Bonduelle peut se réjouir et clamer à qui veut bien l’entendre que la candidature de Lille aux Jeux olympiques fut une grande réussite, une manière de faire connaître Lille dans le monde entier en fédérant la ville autour d’un projet d’ampleur. Car le « Grand Lille » s’est trouvé un autre prétexte pour réaménager l’espace urbain, pour s’engager dans cet urbanisme sécuritaire : en 2004, la ville s’est offert ses « Olympiades culturelles » [7], une image de marque et un bien beau logo…

*

Au XIXe siècle – révolution industrielle oblige –, les usines se multiplient à Lille et les remparts de la ville doivent accueillir de nombreux ouvriers, dont une forte immigration belge. En peu de temps, les nouveaux venus se sont déjà appropriés les quartiers Saint-Sauveur et Saint-Maurice et en 1858, Lille doit annexer les communes suburbaines de Wazemmes, Moulins et Fives, officiellement pour agrandir et assainir la ville, plus concrètement pour entasser le surplus de fabriques et d’ouvriers.

Evidemment, les travaux d’épuration d’Haussmann ont rapidement fait des émules en province, et en 1857, le préfet Vallon, aidé de l’architecte Henri Kolb, s’engage dans l’haussmannisation de Lille. Selon les mêmes schémas, on construit de grandes artères : les rues Faidherbe, Nationale et Carnot. Près du centre, la place Napoléon III (place de la République), avec sa poste et sa préfecture, devient un nouveau pôle d’attraction pour la bourgeoisie qui, lasse d’être cantonnée au quartier Royal, s’y installe et se construit son boulevard de la Liberté.

De même, partout en France s’est développé cet urbanisme contre-révolutionnaire, basé sur le transfert sélectif des populations dangereuses et la conception d’une ville apte à répondre à la menace intérieure. A Lille, ces modifications de l’urbain se sont déroulées en plein développement ferroviaire. Ainsi en 1867, la gare du Nord parisienne déménage à Lille – ville reliée à la capitale depuis 1846. A l’occasion de l’inauguration de la ligne, le compositeur français Hector Berlioz composa même une cantate, Le Chant des chemins de fer.

*

Ceux et celles qui ont assisté au fiasco de l’inauguration de Lille2004 se souviennent peut-être de l’interprétation de l’œuvre de Berlioz par l’Orchestre national de Lille et les formations de Londres, Paris et Bruxelles. Un hommage non plus à la vieille gare Lille-Flandres, mais évidemment au TGV et à la turbine tertiaire, Euralille. Car c’est bien l’érection de ce temple du capitalisme, dans les années 90, qui a lancé pleinement le changement d’image de la « capitale des Flandres ». Depuis, cet amas de verre et de béton, où se mêlent pouvoirs financier et politique, n’a même cessé de s’étendre, bétonnant peu à peu le quartier Saint-Maurice.

Le succès financier n’est pas au rendez-vous mais peu importe. L’essentiel c’est l’image. A l’heure où la ville est une marque, un produit qui se vend aux touristes et aux nouvelles technologies, Lille devait se sortir de son image de vieille ville industrielle gangrenée par le chômage. Et c’est bien ce même processus qui se poursuit aujourd’hui [8] : Lille2004 est arrivé par le train, il y a bien longtemps de cela. Parce que la ville-marque avait besoin de s’européaniser, Pierre Mauroy a bataillé dur pour que le TGV entre à Lille (le 18 mai 1993), la rapprochant ainsi de Paris, Londres et Bruxelles. En rivalité avec Amiens, la ville a été jusqu’à débourser quelque 136 millions de francs pour éviter que le train ne se contente de la contourner. La mairie avait bien compris que l’entrée du TGV dans la cité constituerait un formidable pôle d’attraction [9]. Parce que la compression des distances avec les capitales européennes favorise l’installation d’une population aisée et que les transports participent évidemment au renouvellement de la ville [10] . L’arrivée du TGV, à l’image de l’arrivée de l’autoroute A1 en 1956, était donc une aubaine pour créer de toute pièce un nouveau centre financier et décisionnel. Une œuvre architecturale qui marque les esprits. Un îlot de béton sorti de nulle part, hommage à Carrefour et au Crédit lyonnais…

 

Mais la naissance d’Euralille n’a fait qu’accompagner un décrassage de la ville déjà engagé. Pour sa nouvelle image, Lille se devait d’être présentable, attirante, comme une pub, désinfectée… Et l’on a fait d’une pierre deux coups ! Le nettoyage de façades s’accompagnant souvent d’une éviction des habitants. Ainsi sous prétexte de sauvegarder le vieux Lille, on a offert à la bourgeoisie du quartier Royal et du centre la possibilité de s’étendre sur cette zone jugée insalubre. Et aux magasins de luxe de coloniser le quartier. On s’est éloigné d’un coup des années béton où l’on se permettait encore, façon Haussmann, de raser pour mieux reconstruire, mais le résultat est similaire. Car rappelons qu’en 1957 c’est Saint-Sauveur, quartier historiquement ouvrier, qui faisait les frais de l’urbanisme hygiénique : le quartier fut détruit, 5 400 habitants délogés, le lieu de naissance de l’Internationale bétonné, laissant la place à un centre d’affaires et aux administrations. Si le résultat escompté fut atteint radicalement et en peu de temps, ce genre de méthode, trop voyante et trop controversée, est donc abandonné.

A présent il faut agir plus subtilement, insidieusement. Alors on se sert de la mode des belles pierres ; on agite le prétexte de « sauvegarde du patrimoine » [11] . Et c’est au nom de ce formidable « héritage commun » qu’on laisse place aux boutiques de luxe ; que ceux qui se tuaient chez Vrau, Descamps, Bellesieur ont été oubliés sous le vernis ; qu’on a expulsé la mémoire… Les immigrés et les petits vieux du vieux Lille ont été littéralement dégagés par SLE et compagnie et leurs HLM haut standing pour gauche caviar. Ainsi entre 1975 et 1982, le quartier a perdu 21 % de sa population, pendant qu’on restaurait, qu’on effaçait « le sang qui couvre les briques » [12].

Aujourd’hui, loin des performances architecturales d’Euralille, le centre poursuit son extension sur cette lancée, englobant, vernissant petit à petit tous les quartiers intra-périphérique. Les deux communes annexées au XIXe siècle pour y entasser les ouvriers sont évidemment les premières sur la liste de cette grande digestion : Moulins et Wazemmes sont définitivement délaissés par les usines et les brasseries, alors que le centre a besoin de s’étendre et la ville d’assumer son nouveau rôle de métropole européenne. A nouveau ce sont les anciens quartiers ouvriers qui subiront de plein fouet les métamorphoses imposées par la mairie et la « communauté urbaine ». Il faut rendre vacants ces quartiers historiquement « populaires », expulser les habitants, puis détruire, reconstruire, remodeler… quelle que soit la méthode. L’urbanisme se sert des anciens lieux de production abandonnés. Les ateliers de filature et de tissage Leblan et les usines de coton Wallaert sont transformées, ici en fac de droit, là en Institut d’études politiques, en bureaux et évidemment en logements étudiants.

Fini donc le béton, fini la démesure ! On la réserve à Carrefour et au Crédit lyonnais. Même les grands ensembles sont voués à disparaître, paraît-il. Alors, place à ce qu’on appelle « la requalification de l’habitat ». Et surtout, partout, place à la fête.

La fête, partout, pue la mort

Dans ce cadre de sécurisation de l’urbain et de ségrégation des classes laborieuses, on ne pourrait voir en Lille2004 qu’un écran de fumée. Un brouillard supplémentaire pour cacher la ville qui se meurt, des paillettes pour cacher l’essentiel. Ce n’est pas un hasard si aujourd’hui les réjouissances se doivent d’être participatives. Habillez-vous de blanc, fabriquez des marionnettes en carton, graffez sur des spots réservés… Et inventez votre cité idéale. Nous, on s’occupe du reste… Mais si la manifestation culturelle s’ancre tout à fait dans cette métamorphose de la ville, c’est aussi parce qu’elle en est un acteur important. Parce qu’en tant que fête, elle s’en sert. Elle fait usage des rues, des places, des édifices et des monuments.

La fête est partout et partout où elle est, elle participe insidieusement à la métamorphose de la ville. Événements réguliers ou exceptionnels – de l’Exposition universelle à la Fête de la musique, en passant par la Grande Braderie, la Coupe du monde et les Jeux olympiques – les fêtes sont de formidables outils de transformation, expériences grandeur nature dont nous sommes les cobayes. Annoncées temporaires, elles permettent de tester des métamorphoses radicales de l’environnement, avant d’en figer définitivement l’usage. Et quand le grand fracas s’arrête, on découvre effaré ces espaces chamboulés, définitivement changés. La fête contribue à la transformation de la ville, non pas comme seul prétexte, mais bien en y participant réellement. Parce qu’elle s’immisce partout, imprègne les lieux, pose une ambiance, véhicule une image et transforme. Et lorsqu’elle se retire, laisse toujours quelques surprises sur son passage, figeant çà et là ce qui ne devait qu’être temporaire… Enfin la fête, en attirant une population ciblée, facilite l’appropriation d’un quartier avant sa réhabilitation, changeant son image pour accélérer le transfert de population.

Sensibles à la force de ce formidable outil de transformation, les villes lui dédient de véritables scènes urbaines, un épicentre permanent. Dans cette optique on a réinventé le grand boulevard, sans trottoir, sans voiture, grande scène urbaine avec décors en carton-pâte pour parade électrique. Le reste du temps, la main street piétonnière n’est qu’un centre commercial à ciel ouvert. Et si les voitures n’y sont pas admises, c’est pour ne pas gêner la déambulation consommatrice dans cet espace privatisé. Ainsi les centres-marques sont toujours prêts à accueillir la grande parade du soir, simulacre de réappropriation de l’espace urbain.

Certes, la fête a pu par le passé revêtir un caractère insurrectionnel – nous pensons par exemple au mardi gras de Romans, en 1580 – mais elle ne reste pour autant qu’une mascarade, un défouloir, un exutoire identitaire, un outil de neutralisation... Or nous ne pouvons que constater qu’en s’empruntant mutuellement, fêtes de rues – projections concrètes, brèves et spectaculaires de la fête – et manifestations tendent malheureusement à se (con)fondre. A l’heure où l’on parle aussi bien de mani’festive que de manifestation culturelle, les liens entre défilé revendicatif et bal blanc se renforcent. Et c’est ainsi que les mêmes avenues haussmanniennes, débarrassées de leurs pavés, peuvent attendre les deux sans frémir. Ces situations d’où la vie s’est définitivement absentée, où il ne peut rien se passer...

En d’autres termes la fête, toujours, pue la mort [13]. À la manière des installations de Louis Philippe Demers et Robert Lepage qui raillent les voyageurs du métro Fives [14], elle n’est qu’une funèbre mascarade. Un spectacle de marionnettes dont on installe tranquillement le décor. Or, dans ce domaine, en 2004, ce sont les anciennes cheminées d’usines qui semblent plaire. C’est ainsi que les symboles de l’exploitation se muent en temples de la culture. Et l’ouvrier en artiste.

Certes, l’embourgeoisement de Wazemmes ne date pas d’hier. Cela fait des années que la ville déloge à tour de bras, sous prétexte d’insalubrité, pour mieux rénover, reconstruire ; expulsant ses habitants pour mieux les remplacer par des touristes, pour mieux civiliser. Mais il lui fallait son apogée. Le projet de cinéma d’art et d’essai a échoué ? Qu’à cela ne tienne, Lille2004 y érigera sa maison Folie, LA maison Folie. Le fleuron de la culture Lille2004, présenté en grande pompe à la reine des Belges et imprimé sur les timbres officiels. Un parfait pôle d’attraction, un parfait symbole pour la nouvelle image de Wazemmes. Plus concrètement, des loyers qui flambent, de nouvelles constructions, réhabilitations et un inévitable transfert de population. Une fois de plus, la fête laisse ses traces.

De son côté, Moulins subira un autre sort. Dans un quartier où la spéculation immobilière se mesure au nombre de maisons murées, Lille2004 y sponsorise plutôt les chantiers de cages à lapins (la résidentialisation, on vous disait) qui viennent peu à peu remplacer les terrains vagues. Tandis qu’à Lille-Sud, l’ambition n’est pas encore la même : l’heure y est toujours à l’épuration. Les socialistes doivent remplir leur quota de flics. Alors c’est un énorme hôtel de police de 1 500 hommes qui viendra remplacer les concerts hip-hop et branchés du Barnum des Postes.

Et soudain on reparle d’Euralille. Car avec l’événement, l’îlot de béton greffé sur la ville continue de s’étendre et fait des rejetons. C’est même là-bas que l’on trouvera le financement de Lille2004 dans les années à venir. Puisque le casino du groupe Partouche [15] prévu pour 2007 devrait ramener suffisamment de fric pour payer les maisons Folie [16]. Et pendant ce temps, Euralille3 devrait trouver sa place près du parc-boulevard cerclé de grilles, tandis que la construction du siège de région (Euralille2) finira bientôt de couper physiquement Fives du reste de la ville. Le quartier prépare d’ailleurs la construction de son petit centre-ville. On a définitivement tranché le membre gangrené (pour mieux le désinfecter). Qu’il redevienne la commune qu’il était, avant que l’industrialisation force son annexion pour y stocker usines et ouvriers.

L’année 2004 est terminée. En plein centre commercial Euralille, on a adulé Rem Koolhaas [17] et Christian de Portzamparc [18]. On a admiré la Cité des affaires, la maison Folie de Wazemmes, le parc Matisse, des centres commerciaux, des entrées d’autoroute… On y a montré que la ville n’a pas attendu la construction d’une nouvelle taule pour enfermer toujours plus : enfermer en son sein, dans ses bureaux, ses centres commerciaux, ses résidences et ses avenues. Mais cet hommage à l’urbanisme, hébergé dans son plus terrifiant rejeton, nous a surtout rappelé que le pire restait encore à venir… Dans cette ville spectacle qui recycle les résidus de son passé industriel, la fête n’est qu’une étape de sa transformation.

Et la petite mascotte saute déjà vers l’avenir [19]. Avec ses bottes en forme de tour du Crédit lyonnais, elle ne pourra qu’y laisser des traces…

Ô cité chérie…

Si l’on en croit les prophéties de Carlisle, « l’avenir de la guerre se trouve dans les rues, les égouts, les gratte-ciel, et les blocs anarchiques de maisons qui forment les villes brisées du monde ». Ainsi le nouveau terrain de jeu des militaires pourrait bien être la mégalopole du tiers-monde, ce qui semble irriter au plus haut point les spécialistes de la contre-insurrection. Car par leur développement rapide, ces zones urbaines qui ont plus ou moins échappé à l’urbanisme sécuritaire offrent un champ de bataille inconnu, incontrôlable et imprévisible. Si bien que cette « urbanisation de l’insurrection » pousse les militaires à expérimenter, dans l’urgence, de nouvelles méthodesde massacre urbain[20].

Mais si la ville du tiers-monde semble devoir être « le principal champ de bataille du futur », le contrôle des métropoles occidentales reste quant à lui le fruit d’expérimentations plus insidieuses. Ici la guerre se joue moins à coups de fusil qu’à coups de bulldozer. Le tout dans la joie, la bonne humeur et les paillettes...Car dans la métropole occidentale, on agite justement le spectre de cette mégalopole incontrôlable, dangereuse et inhumaine. Et pour justifier les assauts de la culture, on a encore l’audace d’invoquer la sauvegarde de l’ « humanité » de la ville, de présenter l’artiste comme dernier rempart face au danger de la métropole tentaculaire, face à l’urbanisation incontrôlable. Comme si la mutation de la ville en amas urbain destructeur n’était pas une preuve supplémentaire qu’elle n’est justement qu’une humanisation de l’espace ; par définition mortifère.

Nous ne sommes pas dupes. Cette mégalopole-monstre, progrès urbain qui ne serait plus leur œuvre, n’est qu’un mythe, un foulard rouge que l’on agite. Et si l’artiste a un rôle à jouer dans cet urbain tentaculaire c’est bien de faire vivre la fête. Tout comme la bourgeoisie a pris place dans le centre haussmannien, il est naturel que l’artiste soit un acteur principal du transfert sélectif de population de la cité-théâtre. Aujourd’hui, c’est lui qui insuffle la reconquête sociale d’un quartier, sa gentrification. Mais non content de faire main basse sur la ville, il participe réellement à sa transformation. Participer à cette construction de l’image, de l’ambiance, de la marque. Vendre la ville. L’étouffer sous un vernis de culture. Et finir de tisser son linceul pour cacher son corps écartelé... Berlioz, en 1846, avait eu l’honnêteté de faire suivre sa cantate d’une symphonie funèbre [21]. Le 5 décembre 2003, Jean-Claude Casadesus lui, nous aura vendu un bal blanc…

*

En mai 1871, les insurgés finirent par embraser le Paris transfiguré. Et après le Palais de justice, les Tuileries et le Louvre, c’est l’Hôtel de Ville, surnommé pour l’occasion « le château d’Haussmann » qui fut livré aux pétroleuses. Un véritable feu de joie, dans lequel art et (futur) patrimoine furent livrés aux flammes.
Les émeutiers ne s’étaient pas trompés, sacrifiant la culture, dans un esprit de fête...

*

La réponse à deux siècles d’offensive urbanistique, se jouera de facto sur le terrain posé par le vieux baron : celui de la stratégie militaire. Qui a déjà été acculé par les forces de l’ordre dans une froide avenue haussmannienne, dépourvu d’armes, nous comprendra.

Sun Tzu a dit : « Si vous êtes dans des lieux de mort, n’hésitez point à combattre, allez droit à l’ennemi, le plus tôt est le meilleur. »

 



[1]Cette ode fut chantée à Oponte dans un festin qui accompagna le couronnement de l’autel d’Ajax. La victoire d’épharmoste à la lutte est probablement de la quatre-vingt-unième olympiade.
[2]
Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, 1927.
[3]
Cf. Oscar Newman, Defensible Space : Crime Prevention Through Urban Design, MacMillan, 1972, ainsi que C. Ray Jeffery, Crime Prevention Through Environmental Design, Beverly Hills (Calif.), Sage, 1971.

[4] Nous ne ferons que citer l’un des leurs : « L’organisation architecturale reste dominée par une seule crainte : l’aptitude au rassemblement – qui se confond peu à peu avec l’aptitude au mouvement insurrectionnel. Au lieu d’empêcher certains déplacements il s’agit donc de les canaliser. » P. Landauer, Paysages sous surveillance, 1997.
[5] La société HLM Logirep, en partenariat avec Philips, a introduit cette technologie à Lauviers. Elle s’est ensuite étendue dans de nombreux endroits, notamment Bagnolet.
[6] Ce n’est pas un hasard si le Stade a finalement été construit à Saint-Denis plutôt qu’à Melun-Sénart (une ville nouvelle en pleine campagne) ou Marne-la-Vallée.
[7] Le terme désigne habituellement les événements culturels qui ont lieu en parallèle des Jeux olympiques. A Athènes, ils furent notamment l’occasion de réhabiliter une ancienne usine française en centre culturel, avecexpositions d’art contemporain, représentations théâtrales et même un micro-musée Maria-Callas.
[8] « Lille2004 fonctionnera comme un aimant durable, attirant non seulement des touristes mais aussi des jeunes cadres parisiens, favorisant la relance de l’économie », affirme Martine Aubry.
[9] Bien que Mauroy tente de se faire passer pour plus bête qu’il ne l’est, avec tout le brio qui le caractérise : « Quand j’ai quitté Matignon, en 1984, je m’ennuyais un peu. J’avais envie de faire un grand truc. J’ai imaginé Euralille à cause de la gare : avec le TGV, il y avait beaucoup de voyageurs et il n’était pas question que je laisse s’installer une friterie. » (cité dans L’Express du 28/09/2000)
[10] On l’a vu dans une moindre mesure à Roubaix où l’arrivée du tramway, du métro et de nouvelles lignes de bus a favorisé l’installation du centre commercial Mac Arthur Glen – rue piétonne en carton-pâte.
[11] La loi Malraux sur les immeubles faisant partie du patrimoine a grandement favorisé cette course à la restauration.
[12] En automne 86 on lisait dans Le Canard du vieux Lille : « Le vieux Lille devient un beau quartier, la vieille pierre est à la mode et le peuple qui y vit est invité à aller vivre ailleurs. C’est l’argent de l’immobilier et du commerce “centre-ville” qui supporte mal le vieux Lille populaire : il le saigne ! » .
[13] Et dans l’improbable chaleur d’un mois de mars 2005, l’odeur du charnier devient pestilentielle ; ou quand des manifestants pour la sauvegarde des 35 heures portent des T-shirts de soutien à Paris2012.
[14] « En miroir des usagers humains du métro, Robert Lepage et Louis-Philippe Demers feront attendre leurs jaquemarts sur les quais. Extrêmement sensibles, leur excitation à l’approche imminente de la rame préviendra les humains. Ils ne seront pas payés en retour, car à leur grand dam, après de nombreuses manifestations de surprise, ils verront la rame partir sans eux et, dépités, ils retomberont dans un état de prostration jusqu’à l’approche de la rame suivante… », nous dit le dossier de presse Lille2004.
[15] Premier financeur du club de foot Lille-Métropole, qui est aussi un des trois objectifs de la politique de la ville en 2005.
[16] Bruno Bonduelle ne trouve pas cela très « moral », mais « tant que ça fait rentrer de l’argent »... Et en effet, l’exploitant d’un casino doit contribuer pour plus de 40% au fonctionnement d’un théâtre, d’un orchestre ou d’un opéra ayant une activité régulière (amendement « Chaban » à une loi du 5 janvier 1988)...
[17] Superviseur de la construction d’Euralille et architecte du Grand Palais à Lille.
[18] Architecte de la tour du Crédit lyonnais à Lille.
[19] Parce que la fête modèle la ville et que la ville se modèle pour la fête, Lille2004 ne fait que marquer l’entrée de Lille, ville-marque, dans un éternel recommencement. En 2006 l’année de l’Inde, en 2008 celle de l’Europe orientale. C’est ce que nous annoncele nouvel art de ville, le plan urbain de Martine Aubry...
[20] On lira à ce sujet l’article de Mike Davis intitulé « The Pentagon as Global Slumlord », dont sont tirées ces citations.
[21] Plus précisément l’« Apothéose » de sa Symphonie funèbre et triomphale.

 


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