Personne ne dit jamais d’un pratiquant d’arts
martiaux qu’il est un artiste bien qu’il existe dans ce domaine
de véritables virtuoses. On dit qu’il est un combattant. En aïkido, l’irimi-tenkan consiste à entrer droit sur l’adversaire tout
en esquivant son attaque par un déplacement en pivot sur le
pied avant. D’aucuns parlent de parade. Il s’agit en réalité
d’un principe offensif qui polarise différemment l’attaque de
l’ennemi dont l’énergie est comme absorbée par la dérobade.
Peu importe de quelle manière est perçu le geste. Combattants
et combattantes n’ont pas pour vocation le beau. Ils se doivent
seulement d’être efficaces[1].
Lille 2004 : capitale européenne de
la culture. Débauche
de moyens humains et financiers autour d’un concept creux et
vide de sens. Certains s’attendaient à ce que ces festivités
soient troublées par l’hétérogénéité lilloise, ou qu’elles soient
ruinées par la critique en actes de quelques gueux et gueuses
conscients du mensonge. Au lieu de ça, un silence sidérant a
plané sur Lille ; silence que poltrons et imposteurs auront
traduit par le consentement unanime de la population locale
à la mascarade. Car la culture rassemble, se pressent de rajouter
les méticuleux suiveurs, soucieux de préserver le vernis sur
toute œuvre improbable. Mais l’absence, jusqu’à présent, de
toute attaque en règle à l’encontre du fantoche n’a prouvé qu’une
chose : les gens du Nord sont bon public, ce qui ne garantit
ni la qualité des acteurs ni celle du spectacle.
*
En outre, dire qu’en 2004 il ne s’est rien passé à Lille est faux.
Nous avons pu assister, en vrac, au spectaculaire fiasco d’une
fête en blanc sous l’égide magistrale de Berlioz, aux intempestives
gesticulations d’une jeunesse aussi pitoyable qu’enthousiaste
dans un ancien centre de tri postal, à de misérables chinoiseries
qui n’auront retenu de Shanghaï que le toc et le clinquant ou
à la grandiloquente mégalomanie de la république indépendante
de Manu Chao au cœur d’une ancienne cité ouvrière. Au-delà de
ces sinistres pantalonnades, peut-être aurez-vous assisté à d’autres
choses beaucoup moins lamentables ; pas compliqué me direz-vous,
tout était estampillé du sceau hégémonique de l’autoproclamée
capitale culturelle.
Heureusement, il aura beaucoup plu, comme à Marrakech confirment
des spécialistes. D’ailleurs, les babouches à l’eau, certains
auraient ri de voir sous la pluie une écharpée en djellaba
avant d’aller se battre à Wazemmes, histoire de renouer avec une
vieille tradition du pugilat commune aux bas quartiers marocains
et lillois[2]. Il aurait donc fallu s’appeler Don Quichotte de la Manche[3] pour croire servir Dieu en délivrant les
Flandres, traditionnelle terre des géants[4], du monstre démesuré qu’aurait représenté Lille2004.
*
« Là-dessus ils découvrirent trente ou quarante moulins à vent qu’il
y a en cette plaine, et, dès que Don Quichotte les vit, il dit
à son écuyer : “La fortune conduit nos affaires mieux
que nous n’eussions su désirer, car voilà, ami Sancho Pança, où
se découvrent trente ou quelque peu plus de démesurés géants,
avec lesquels je pense avoir combat et leur ôter la vie à tous,
et de leurs dépouilles nous commencerons à nous enrichir : car
c’est ici une bonne guerre, et c’est faire grand service à Dieu
d’ôter une si mauvaise semence de dessus la face de la terre.
– Quels géants ? dit Sancho. – Ceux que tu vois là, répondit son
maître, aux longs bras, et d’aucuns les ont quelquefois de deux
lieues. – Regardez, monsieur, répondit Sancho, que ceux qui
paraissent là ne sont pas des géants, mais des moulins à vent
et ce qui semble des bras sont les ailes, lesquelles, tournées
par le vent, font mouvoir la pierre du moulin. – II paraît bien,
répondit Don Quichotte, que tu n’es pas fort versé en ce qui est
des aventures : ce sont des géants, et, si tu as peur, ôte-toi
de là et te mets en oraison, tandis que je vais entrer avec eux
en une furieuse et inégale bataille. ” »[5]
*
Pourtant Alonso Qixana, alias Don Quichotte, n’est pas fou, loin
s’en faut. Il est au contraire bien plus proche de notre époque
que son sceptique et très raisonnable Sancho puisqu’il réalise
ce nouveau rapport du signe au monde que nous partageons aujourd’hui
à travers l’excès scientiste et la synthétisation technique du
réel. Car que fait-il lorsqu’il voit des géants là où il n’y a
en définitive que de très inoffensifs moulins à vent, sinon affirmer
la primauté du discours sur le réel ? Dans la première partie
d’El ingenioso Hidalgo don Quichotte de la Mancha,
Alonso Qixana est à la fois lecteur et écrivain du monde.
En cela, il incarne la modernité car il renoue l’identité des
mots et des choses après avoir pris mesure de l’intolérable rupture
de l’épistémè survenue à l’époque de la Renaissance. Il y eut
en effet à cet instant déchirure dans cette similitude des choses
aux signes, dans un jeu de correspondance et d’analogies, dit
Foucault, qui oblige Quichotte à suturer la brèche en imposant
ses signes au monde. Il ne délire donc pas mais fait preuve au
contraire d’une hallucinante lucidité en imposant un discours
aux choses bien plus vrai que ces choses elles-mêmes. La folie
de Don Quichotte est celle du monde moderne. Celle qui nous fait
voir Lille2004 tel qu’il est peut-être effectivement : une
excroissance monstrueuse d’une société marchande légitimement
vilipendée, un géant à abattre.
*
Mais il existe une seconde partie au roman
de Cervantès dans laquelle nous apprenons dix ans plus tard que
toutes les aventures contenues dans le premier opus étaient en
réalité l’œuvre d’un certain Cid Hamet ben Engeli, manuscrit égaré
et rapiécé devenu, depuis, éminemment populaire[6]
. Quichotte n’est plus fou ou plus exactement, sa folie
le rattrape. Son être de fiction se fait chair tandis que son
discours se fait livre. Non seulement les choses deviennent des
mots – les moulins se transforment en géants – mais inversement
les mots deviennent des choses, en l’occurrence, le livre devient
objet pour son propre personnage. Inversion spéculaire qui assure
et légitime son délire puisque la fiction devient le vrai monde,
miroir de sa raison. Double suture des mots aux choses en somme
qui caractérise l’épistémè moderne. Le discours, produit par l’être
de fiction, s’autonomise pour se réaliser identique à lui même,
discours de vérité. Nous assistons alors, en retour à cette primauté
du discours sur le réel, rendue possible par la toute puissance
de la pensée, au devenir vrai de la fiction ou, pour parler plus
prosaïquement, à la transformation du réel à travers le discours
subjectif. Encore une fois, la fiction devient le vrai monde.
Une question se pose : et si en dénonçant Lille2004, nous nourrissions
le monstre ? Question sans cesse reconduite mais qui mérite
d’être posée, à tout instant de la critique.
*
Nous ne voulons être ni le fou ni le poète
dont parle Foucault[7].
Nous sommes d’ailleurs las de la littérature dans nos vies. Reprenons
la chose du début si vous le voulez bien… Don Quichotte aperçoit
au loin des moulins à vent qu’il prend pour des géants comme il
prend les tavernes pour des châteaux. D’autres diraient des vessies
pour des lanternes. Or que sont-ils en réalité ces moulins ?
Hannah Arendt dans La Crise
de la culture nous rappelle que le mot culture remonte au terme latin colorere
qui signifie cultiver. Elle précise : « Ce
fut au milieu d’un peuple essentiellement agricole que le concept
de culture fit son apparition, et les connotations artistiques
qui peuvent avoir été attachées à cette culture concernaient la
relation incomparablement étroite du peuple latin à la culture. »[8] Elle parle ensuite de la création du paysage
italien. Nous parlerons de celui de Tolède. Le moulin à vent incarne
la culture, ou plus exactement, – car il convient d’être
précis – le moulin à vent est
culture ; et c’est à elle que Don Quichotte fait face, monté
sur Rossinante. Qu’il veuille y voir des géants est son affaire.
Il ne s’agit, nous l’avons dit, que de choses devenues signes
(impostures) ou de signes devenus choses (usurpations) « puisque la ressemblance entre là dans un âge qui est pour elle celui de
la déraison et de l’imagination ».[9]
Sus à la littérature.
*
Le moulin à vent est culture ; en cela, il est économie.
Certains historiens affirment que la première révolution industrielle
date du dix-neuvième siècle. Elle a en fait eu lieu au Moyen Age,
lorsque, suite à la révolution agraire, il a fallu importer les
moulins à vent de chez les Arabes afin de transformer les excédents
agricoles en farines (blé, maïs, sarrasin), en huile (olive, lin),
en textile (laine, coton, chanvre) ou en papier. Très vite, les
moulins ont été mis à profit par les premières industries car
rappelons-le, jusqu’à l’invention de la machine à vapeur, toutes
les machines fonctionnaient à l’énergie éolienne et hydraulique,
notamment les forges à marteau-pilon mais aussi les scieries et
les ateliers de tannage. Les moulins au Moyen Age permettent donc
le développement d’un système économique que l’on connaît sous
le nom de servage. Le serf a ainsi le devoir de fournir à ses
seigneurs une partie de ses récoltes et de sa force de travail
(sa liberté, disait-on à l’époque) en échange de la jouissance
du moulin. Le moulin est donc à la fois culture et économie. Ce contre quoi se
dresse Don Quichotte n’est en réalité que de simples moulins,
autant dire l’économie. Et il n’y a d’économie que politique.
*
Les moulins à vent, comme leur nom l’indique,
brassent du vent. Les moulins comme Lille 2004 ne sont rien si
ce n’est de l’économie politique. Mais également du vent. Et le
vent, on le laisse passer sans s’y opposer au risque de s’envoler
avec, comme Don Quichotte et Rossinante « qui s’en furent rouler un bon espace parmi
la plaine ». Lille2004 n’est évidemment pas cet assemblage
difforme de spectacles ratés ni ce barnum inconséquent d’artistes
lamentables qui ne sont depuis toujours que notre quotidien. Lille2004
ne se joue pas en 2004. Et sûrement pas à Lille d’ailleurs. Le
croire, c’est participer à l’imposture. Nous ne nous attaquerons
pas à Lille2004, car Lille2004 n’existe pas. Sa réalité n’est
que picturale. Le reste est ailleurs. Le critiquer situe le problème
dans la forme et non dans le monde en maintenant l’illusion que
nous œuvrons à le régler. Or ce que nous voulons est la fin. La
fin de tout. Hors de tout nihilisme car le nihilisme ne connaît
que la destruction physique qui, bien entendu, n’est pas assez.
Hors propos pour être précis. Déplacement autour d’un pivot dans
lequel on dirige la force de l’autre sans l’arrêter[10].
*
Lille2004
est un dispositif pictural. Ontologiquement, c’est un logotype.
Rien d’autre. Artistes et spectacles existaient avant lui. En
dehors de lui. Il n’aura fallu qu’un dessin pour que naisse Lille2004
dans une dimension quasi anthropophage qui rappelle la propension
purement horizontale du pouvoir à s’étendre et à phagocyter. Rubens
est devenu Lille2004. Matisse aussi. Comme Buren, Nina Hagen ou
Diego Rivera. Victoire du fonctionnel sur l’artistique. Le dessin
ici est le même que celui qui modélise nos vêtements, nos villes
ou nos prisons avec leurs toilettes incorporées sans visserie
ou plomberie apparente pour éviter mutineries et suicides. Le
dessin navigue quelque part entre l’esthétique du pouvoir et le
pouvoir esthétique ; il reste enclavé dans des dispositifs
discursifs. En 1997, Lille, candidate à l’organisation des vingt-huitièmes Jeux
olympiques modernes n’était déjà restée qu’un logo qu’elle a recyclé,
sept ans plus tard, pour devenir, en même temps que Gênes, la
capitale européenne de la culture.
Ils ne sont plus deux à courir mais un seul qui a troqué la
flamme contre des bottes ; d’ailleurs il court plus vite.
A pas de géant diront certains. Comme un moulin préciserons-nous.
Rouge sur fond noir et blanc. Les dessins sont des forces savantes,
des formes de pensée non conceptuelles au sein de dispositifs
discursifs[11].
*
Lille2004
est un dispositif plastique et architectural. Lille2004 est un
moulin. De nos jours, on dessine les moulins. Ils sont avant
tout projet. Lille2004 est un projet. Le dessin comme projection.
Autant dire une imposture. Lille2004 incarne l’imposture de l’épistémè
moderne : fictionnement du monde (Lille2004 n’existe pas,
transcendance du dessin sur la chose) doublé de la constitution
de la fiction comme monde (Lille2004 existe en tant que dessin
transcendant devenu chose)[12].
Lille2004 est un moulin comme il pourrait être un urinoir. Suffit
de sous-titrer fontaine[13].
Sans doute le médiocre écrivaillon Guy Le Flécher ne sera jamais
cité en exergue ailleurs que dans ce texte. Il a écrit que le
futur à Lille « n’est plus une perspective mais une donnée immédiate ».On ne peut être
plus clair. La politique, – l’économie politique – est affaire
d’esthétique et il nous aura fallu une imposture de plus, ce texte,
pour le montrer.
*
La
critique n’est pas dialogique. Critiquer démocratiquement Lille2004
ne nous intéresse pas plus que de discuter raisonnablement des
modalités de notre aliénation. On ne se bat pas avec un dessin.
On le brûle à la rigueur. Comme les artistes. Et tous ceux et
toutes celles qui prennent le temps de se désolidariser de cette
diatribe sont des agents du spectacle. Qu’ils passent leur chemin
ou qu’ils périssent. Irimi Tenkan[15].
Les autres peuvent bien continuer à créer ou à agir si cela leur
plaît. A tout abolir il nous prendra toujours l’envie de pisser.
René Descartes disait « Dieu créa le monde, mais les Hollandais
créèrent la Hollande »[16].
Les Moulins de Kinderdijk ne sont pas ceux de Tolède. Sans eux,
la moitié de la Hollande actuelle n’existerait pas car ils maintiennent
les terres endiguées habitables. Une raison suffisante pour vouloir
la fin des moulins[17].
Pour que le futur redevienne une perspective ; une ligne
de fuite.