Quand une rangée de CRS fonce sur la foule, le plus
grand nombre sait encore comment réagir : on fait
des barricades de fortune pour ralentir leur marche, on
ramasse quelques pierres, des bouteilles et l'on se prépare
à courir. Mais quand c'est un Lille2004-capitale-européenne-de-la-culture
qui nous tombe sur le coin de la gueule - et ce pourrait
aussi bien être un Genova2004-capitale-europea-della-cultura
ou un Forùm-universal-de-les-cultures-Barcelona2004
-, nul ne sait trop comment s'y prendre. Chacun
devine que c'est un sale coup qui se prépare
et qu'il y a donc une parade à inventer, mais laquelle
? et contre quoi ? L'idée qu'ici le Capital n'avance
plus à coups de canon, mais précédé
d'une milice dansante, bruissante,
bigarrée d'artistes en costumes et de branchés
sous ecsta ne nous est pas encore familière. Quand
nous entendons le mot " culture ", nous ne pensons
pas encore à sortir
notre revolver.
L'impuissance où nous sommes à
rendre coup pour coup illustre une difficulté plus
générale : le Capital ne nous offre plus de
point d'appui, de cible compacte. Nous cherchons des barons,
des hauts-de-forme, deux cents familles ou huit maîtres
du monde, et nous le trouvons, en fait de bourgeoisie, qu'un
ramassis de managers, en fait de capitalistes qu'un conglomérats
de retraités californiens, mais en revanche un assentiment
diffus, et bien souvent cynique, au cours des choses, aux
dispositifs en vigueur.
Car la tendance motrice du Capital, ne consiste plus à
progresser en extension, à conquérir des espaces
vierges, des continents inconnus, mais à progresser
en intensité, à coloniser sans cesse
de nouvelles dimensions, de nouvelles épaisseurs
de l'être. Depuis 1920, décennie après
décennie, on a vu le Capital produire son propre
imaginaire et ses propres mélodies, un urbanisme
et les technologies adéquates, à chaque
phase, au maintien de son hégémonie. Finalement,
il s'est emparé jusqu'au langage et à la physiologie
des êtres, les exigences de l'industrie pharmaceutique
répondant désormais en flux tendu à
celles de l'industrie médiatique. Ainsi, la restructuration
capitaliste initiée en 1975 en réponse à
l'offensive prolétarienne des années 60-70
n'a pas frappé l'usine sans frapper dans le même
temps tout le reste. L'informatique de masse, les
biotechnologies et l'esprit Canal + en sont directement
issus. Tout comme les centres-villes helvétisés
des villes moyennes françaises - avec ces ronds-points
à fleurs, ces petits pavés de granit au sol
et tout ce menu " mobilier urbain " si prompt
à faire trébucher quiconque se prendrait à
l'absurde idée de s'enfuir en courant.
Dans la restructuration générale,
Lille et ses gueux, ses sans-papiers, Barcelone et ses okkupas,
Gênes et ses vicoli d'émeutiers potentiels
faisaient tache. Elles rappellent encore trop ces villes
dont l'air, disait-on jadis, émancipe, et pas assez
la métropole dont la vue glace. Nous disons la
métropole, car il n'y a à l'échelle
mondiale qu'une seule métropole diffractée
en une série de pôles régionaux et dont
l'ensemble des dispositifs de connection - gares, autoroutes,
aéroports, transports de données, etc. - font
évidemment partie. L'inscription que l'on pouvait
lire dès les années 60 sur l'enseigne de quelques
rares magasins de luxe " Paris-Tokyo-Londres-New York
" énonçait le programme d'une mise
aux normes de ces villes telle qu'elles en viennent
à former un unique continuum métropolitain.
A leur tour, les panneaux " Rennes métropole
", " Limoges métropole ", " Bordeaux
métropole " ou " Lille métropole
" qui fleurissent ces temps-ci traduisent l'extension
de ce projet. Par là, il ne faut pas comprendre que
chacune de ces villes serait en elle-même devenue
une métropole, mais qu'elle est désormais
un fragment de la métropole impériale,
comme un arrondissement oublié de New York, Londres
ou Tokyo. Un éclat de Paris perdu au bord de la Deûle
ou de la Garonne. C'est depuis ces centres que le capital
lance ensuite son offensive vers le reste du territoire.
L'utopie à l'uvre, ici, est celle d'une ville-jardin
mondiale où la marchandise serait en toute chose
une seconde nature. Pour l'heure, le label " Capitale
européenne de la culture " est le cheval de
Troie de la normalisation impériale.
De pays en pays, de cité en cité,
de quartier en quartier, il y a un cycle de la normalisation.
Tout commence par un " quartier populaire ". Un
" quartier populaire " n'est pas un quartier pauvre,
du moins pas nécessairement. Un " quartier populaire
" est avant tout un quartier habité,
c'est-à-dire ingouvernable. Ce qui le rend
ingouvernable, ce sont les liens qui s'y maintiennent.
Liens de la parole et de la parenté. Liens
du souvenir et de l'inimitié. Habitudes, usages,
solidarités. Tous ces liens établissent entre
les humains, entre les humains et les choses, entre les
lieux, des circulations anarchiques sur quoi la marchandise
et ses promoteurs n'ont pas directement prise. L'intensité
de ces liens est ce qui les rend moins exposés et
plus impassibles aux rapports marchands. Dans l'histoire
du capitalisme, cela a toujours été le
rôle de l'Etat que de briser ces liens, de leur ôter
leur base matérielle afin de disposer les êtres
au travail, à la consommation et au désenchantement[1].
Lille2004 s'est donné un logo :
c'est un petit bonhomme courant avec ses bottes de sept
lieues. A la surface de la Terre devenue exiguë, tout
a rapetissé. Les distances bien sûr, mais aussi
les hommes, leurs vies et leurs passions, leurs rêves
et leurs refus. A tout cela, ON a mis toutes sortes de bornes.
ON les a rendus raisonnables, réductibles
c'est-à-dire étroits. La condition humaine,
désormais, est un infantilisme généralisé,
garanti par la BAC ; le citoyen est celui qui vivra le plus
longtemps. Mais en échange de cette amputation, ON
a concédé aux humains de quoi se divertir
: la marchandise et les bottes de sept lieues. ON a tranché
tous les liens qui leur donnait leur consistance, mais pour
prix de cela ils ont reçu la " liberté
" de courir en tout sens, de porter partout leur nouvelle
solitude. Le bonhomme de Lille2004, c'est le Peter Schlemihl
du conte de Chamisso. Par inconscience ou par convoitise,
Peter Schlemihl a passé un contrat avec le Diable,
le diviseur, " l'homme en gris ". Il a
échangé son ombre contre la bourse de Fortunatus
d'où il lui est loisible de tirer toute chose
qu'il désire - tout l'or du monde, les plus beaux
carrosses, les plus somptueuses parures. Par là,
il se trouve à la fois riche, envié, et mis
au ban de la société humaine, aimé
de personne pour n'avoir plus d'ombre. Nul n'est comblé
comme lui, mais il est à la merci de ses propres
valets, de quiconque révélerait son monstrueux
secret. A la fin, Peter Schlemihl se défait de cette
bourse qui lui a valu tant de malheurs et achète
dans une boutique des bottes qui se révèlent
être de sept lieues. Désormais, il voyagera
aux quatre coins de la planète, la vitesse
et la mobilité rendant seules supportable
d'être exilé de la société de
ses semblables, de tout lien, de tout lieu, de n'avoir plus
d'ombre.
Donc, il y avait un " quartier populaire
", un quartier habité, et alentour le
désert : une société de déracinés.
N'importe quel déraciné sait la douceur d'une
telle oasis, l'apaisement qu'il y a à se loger dans
un endroit peuplé, c'est-à-dire peuplé
non seulement par des humains, mais encore par des cris,
des odeurs, des bagarres, des complicités. L'afflux
de petits-bourgeois désargentés dans les "
quartiers populaires " ne s'explique pas par la seule
faiblesse des loyers ni par le fait que quelques squats
d'artistes, ouverts là dans les années précédentes,
les y auraient préalablement introduits. La capacité
à trouver folklorique toutes les traces des liens
anciens, c'est-à-dire à les appréhender
esthétiquement, joue ici à plein. Il suffira
alors que la mairie civilise un peu la rue, refasse le macadam
et lance son grand projet de réhabilitation-muséification
pour que s'épanouisse le nouveau quartier branché
de la ville, avec ses bars altermondialistes, ses journées
portes-ouvertes sur les ateliers d'artistes et autres sinistres
animations. Ce n'est plus désormais qu'une affaire
d'années pour que, les loyers montant et les anciens
bâtiments industriels étant massivement changés
en lofts spacieux, la nouvelle population de citoyens impériaux
prenne la place de l'ancienne. ON n'oubliera pas, en guise
d'adieu, de laisser çà et là quelques
clins d'il à l'usage passé des lieux.
Le Garage sera un bistrot couru entre tous. Et la Filature
servira des déjeuners plus bio que nature. De Berlin
à Brooklyn, ce scénario s'est déroulé
de manière si invariable, dans un si grand nombre
de villes que le serpent Koolhaas[2]
se félicite déjà d'y voir un trait
même de l'époque.
Lille2004 participe d'une guerre. D'une
guerre d'anéantissement. Tout se passe comme si une
bataille se livrait et que nous n'avions pas pied sur le
terrain de l'affrontement. Comme si c'était la dimension
même de la guerre qui nous échappait. Comme
si nous reculions devant l'élément même
sur lequel opère, désormais, le capital. Cela
vaut dans les quartiers et cela vaut dans les amitiés,
parmi les camarades. Combien de complices avons-nous dû
laisser pour morts sur le front esthétique ? Combien
d'anciens camarades, lassés de l'agitation comme
de la paralysie militante, s'abîment aujourd'hui dans
la culture ? Et de quels détestables prétextes
s'habillent ces reniements : ils sont " passés
à autre chose ", qu'ils disent ! " On est
ainsi conduit à se débarrasser du monde réel,
c'est-à-dire du monde où il y a de la politique,
au profit de l'autre monde esthétique.
Et si l'on revient ensuite à considérer le
monde, celui où il y a de la politique, parce
que, tout de même, il se charge de rappeler son existence,
alors on ne fait jamais que le rattacher à cet
autre monde, comme faisaient les religions. Ce qui
n'est pas lui rendre son existence, mais achever sa négation.
" (Dionys Mascolo, Le Communisme). Il nous faut
arriver a concevoir que la culture et l'esthétique
ne sont pas seulement des armes dans les mains du capital,
mais sont devenues sa texture même, à coté
de la police.
La rupture est là, ses conséquences approchent
[1] L'exemple
de la classe ouvrière anglaise produite en un coup
à partir de l'expropriation des paysans pauvres donne
l'image fulgurée de ce qui se passe partout à
une plus mince échelle.
[2] Koolhas ? Koolhas ? Non, pas Michel,
Rem, Rem Koolhas, vous savez, le concepteur-coordinateur
d'Euralille !