Au
delà du réel...
Lille2004
a nécessité des sommes colossales que seules des entreprises privées
pouvaient lui apporter. Sans surprise ses partenariats ont valorisé
les meilleurs combattants de la guerre marchande, et les noms de Carrefour,
Accor, Auchan, Bouygues, Vinci, etc. apposés sur toutes les affiches
et programmes des manifestations labellisées nous ont prouvé que loin
de faire exception, la culture est strictement soumise aux lois du
commerce. Qu’importe finalement que Lille2004 se soit alliée à ces
entreprises plutôt qu’à d’autres dont l’image serait moins maculée,
il en resterait toujours l’essentiel : dans la petite mécanique
de l’argent désormais commune au marketing et à l’art contemporain,
l’image prime sur le produit, le concept prime sur le réel. A travers
ses partenaires, Lille2004 cherche donc à défendre sa nouvelle image :
celle d’une cité dynamique, prête à entrer en concurrence et vaincre
ses semblables. Peut-être la prochaine manifestation du genre se prétendra-t-elle
éthique. Elle ne le sera alors ni plus ni moins. Elle en aura juste
l’apparence et c’est uniquement ce qui compte : pouvoir se parer.
Lille2004
n’a donc pas cherché à savoir et encore moins à faire savoir qui étaient
ses financeurs, non pas parce qu’elle pouvait en être embarrassée,
mais parce que c’est désormais sans importance. Seule compte l’image
de la réussite, et celle de ces entreprises tient en une formidable
capacité d’amnésie : elles doivent faire oublier ce sur quoi
elles s’érigent. Sans nul doute, Lille2004 aura apporté des avantages
aux deux parties : pour les entreprises sponsors ou fournisseurs,
une vitrine d’une année entière, un crédit culturel, citoyen, voire
humanitaire ; et pour Lille, une image positive, dynamique et
glamour, une collaboration étroite avec ce que l’on fait de mieux
en matière de conquête de marchés, de stratégie communicative. Et
c’est bien là l’ambition de la mairie que d’atteindre le niveau d’excellence
de ces multinationales. La ville est à manager, à promouvoir, doit
fructifier en termes financiers et démographiques. Elle ne peut avoir
de chiffre d’affaires mais peut mesurer sa compétitivité face aux
autres métropoles. Elle l’a déjà fait, alors que l’année n’était pas
écoulée, et fournissait déjà fièrement quelques bilans provisoires
dès le mois de décembre.
Formidable
synthèse d’intérêts, elle ne cache pas sa première ambition : réjouir
– car enrichir les artistes-affairistes, institutions, commerces,
entreprises, voyagistes, hôteliers, restaurateurs. Elle ne semble
pas embarrassée de cet aspect commercial – plutôt fière même d’avoir
réussi la synthèse de la culture et des affaires, pas plus qu’elle
n’ait été embarrassée des zones d’ombre qui pèsent sur ses partenaires
officiels et rappellent que loin de la fête, c’est sur de plus tristes réalités que chacun a gagné sa position
d’entreprise leader. En premier lieu, c’est en matière d’expulsions
que plusieurs de ses principaux partenaires se démarquent. En offrant
une publicité permanente à ces sociétés, Lille2004 participe au camouflage
grossier de leurs activités les moins nobles et les réduit à quelques
faux pas sur lesquels il serait futile de s’attarder. Un détail de l’histoire en somme… Les campagnes sur les expulsions de
sans-papiers ou sur leur surexploitation par ces entreprises ne sont
certainement pas venues aux oreilles sélectives des gestionnaires
de la culture2004. Elles n’en sont pas moins présentes dans nos esprits
et nous rappellent que les amis de Lille2004 comptent au nombre des
fossoyeurs de liberté.
Alliés
dans l’effort de guerre contre l’étranger – pauvre, entendons-nous
– les principaux sponsors de Lille2004 ont comme autre point commun
la prétention d’adhérer à des chartes, des codes éthiques, d’avoir
un sens aigu de la responsabilité et du partage… Inévitablement nous
pensons aux diverses comédies que chacun peut orchestrer régulièrement
pour que le consommateur soit citoyen, parce qu’ainsi il en a été
décidé, parce que le consommateur fait la marque tout autant que la
marque fait son consommateur. Nous pensons à SFR qui se défend de
faire commerce et se présente comme « marque citoyenne avant
tout », comme «facilitateur de liens culturels»[1].
A Accor qui mène des actions avec la Croix-Rouge tout en participant
activement aux expulsions manu militari de sans-papiers. A EDF, roi
du nucléaire, qui «réaffirme sa volonté de favoriser un développement
harmonieux et durable[2]».
A Carrefour, deuxième acteur mondial du commerce et «partenaire
naturel de Lille2004» et à tant d’autres. Et au discours de Martine
Aubry sur la solidarité de Lille2005[3]...
et nous nous disons qu’elle a semble-t-il bien retenu les leçons de
ses partenaires.
L’entreprise
citoyenne serait donc responsable du bien-être de ses clients – et
accessoirement de ses employés. Il n’est plus question de vendre des
produits mais bel et bien de créer un lien indéfectible entre eux
et le consommateur, de créer des liens affectifs là où il ne devrait
y avoir qu’échange de matière, d’exercer ainsi une emprise sur la
vie dans son ensemble.
N’avoir
de satisfaction qu’au travers de l’accès à l’objet. Ne trouver son
salut que dans la participation à la foire commerciale. La « vie
Auchan » n’est pas autre chose que la complète victoire du fétichisme où
l’homme n’est vivant que par et pour l’objet. De même Lille2004 rêve
d’une ville qui n’existe pas pour ses habitants mais de citoyens-consommateurs
qui n’aient de vie que par et pour le projet urbain. Et nous pensons
à ces personnages souriants sur les maquettes des architectes et urbanistes.
Et nous pensons à ce public docile des bals blancs et colorés.
Lille2004
a voulu institué un mode de vie, une communauté artificielle qui n’ait
d’autre raison que sa fonctionnalité. Il n’est plus question de vivre
mais de faire vivre. La vie de chacun n’aurait de sens qu’en ce qu’elle
apporte à la société, autrement dit à l’Etat et non à l’humain,
tout comme la vie Auchan n’a d’autre but que de faire la fortune de
l’entreprise. Dans cette logique individu et collectif ne sont pas
deux entités antagonistes, ni même deux entités complémentaires, mais
deux niveaux d’une même réalité : Lille2004 veut créer ses habitants
à son image, comme Auchan crée le mode de vie auquel se conformera
son client idéal et le transformera en parcelle de l’entreprise.
Les
sciences sociales ont si bien démontré les liens entre relations sociales
et pratiques culturelles qu’aujourd’hui le mécanisme est employé dans
son sens inverse : la construction de toute pièce d’une culture
prédéterminée permettrait que se construisent les rapports sociaux
désirés. C’est sur cette base que Lille2004 peut prétexter l’épanouissement
populaire et l’accès de tous à la culture pour formater, sous ses
airs innocents, son idéal citoyen. Largement incité à participer au
dispositif, le citoyen2004 pouvait être plus qu’un appui du dispositif :
il pouvait en être la personnalisation, l’ambassadeur. Peut-être aura-t-il
choisi de rythmer sa vie sur celle de sa ville plutôt que sur les
promotions de son supermarché. Peut-être aura-t-il préféré consommer
équitable plutôt que rentable. Peut-être aura-t-il fait le choix de
ne pas encourager trop de crapuleries commerciales. Mais sans doute
aura-t-il eu la même qualité de cécité que Lille2004 et ne se
sera-t-il pas contrarié de voir sur les brochures qu’il a abondamment
distribuées quelques noms fâcheux.
Mais
pour Lille2004 comme pour ses ambassadeurs, peu importe qui sont les
partenaires et fournisseurs de la manifestation, et peu importe ce
sur quoi ils ont fait fortune – expulsions, enfermement, exploitation,
etc. De même que son contenu aurait pu être totalement différent sans
pour autant changer la donne, Lille2004 aurait pu se construire sur
n’importe quels crédits privés sans qu’il n’y ait d’incidence sur
le déroulement global de l’événement. Un seul impératif s’est imposé
néanmoins : que le citoyen 2004 puisse se reconnaître dans un
tout qui l’aura séduit. Grâce à leur disjonction systématique, le
fonds est relégué au rang de modalité au profit de la forme du concept
qui se doit d’être attractive, attrayante. Intervient alors le génie
de la communication qui, d’un souffle nauséabond, a balayé les embarrassantes
activités des uns et des autres pour que ne subsiste que leur image
immaculée. A Lille2004 comme partout ailleurs, ce n’est donc pas le
réel qui embarrasse mais sa capacité à suinter et à s’immiscer au
cœur du spectacle.
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