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Un an après
son bal blanc d’ouverture, la grande mascarade culturelle s’est
achevée le 20 novembre 2004 dans un bal de toutes les
couleurs – notez au passage la finesse symbolique de ce jeu chromatique
dans lequel les gens de couleur rejoindront en conclusion
les univers qui leur sont impartis[2]
Par le plus grand des miracles,
Lille2004 devait nous transporter dans le temps et l’univers grâce
aux Mondes parallèles :
des arches futuristes, des robots, Shanghaï, Marrakech, en passant
par New York et Buenos Aires, nous devions être libres d’aller où
le vent de l’action culturelle nous portait. Jusque dans la prise
en charge de nos heures vacantes, devenues temps de récréation des
travailleurs, nous était rappelée l’obsession du temps et de la
mobilité, conditions essentielles à la productivité et à la rentabilité.
Nous devions oublier que notre quotidien c’est C’te
putain d’ville pourrie. Nous étions sommés de croire que l’urbanisme,
la politique de la ville et les plans de développement feraient
de Lille une grande capitale en connexion directe avec Paris, Bruxelles,
Amsterdam et Londres. Qu’être désignée capitale européenne de la
culture permettrait à Lille de rayonner aux mêmes dimensions que
ces quatre métropoles et que nous en tirerions un bonheur immédiat.
Lille2004 ne nous a pas fait voyager plus loin qu’aux extrêmes fonds
de l’hypocrisie. Nous n’avons eu comme seul voyage spatio-temporel
qu’un aperçu de ce que pourra être la Cité idéale[3]
de ces concepteurs de cauchemars.
Le temps et l’espace, voici deux
dimensions que l’on connaît trop bien en matière de gouvernement
des corps. Loin d’Euralille et de ses bureaux Lille2004 se construisent
deux monstres chargés de surveiller nos faits et gestes et de punir
nos insoumissions, deux monstres qui nous rappelleront rapidement
que la prétendue liberté version Lille2004 a des limites certaines,
contrairement à ce qu’a essayé de nous faire croire M. Fusillier[4]. Nous poussant toujours davantage vers leurs gueules
béantes, Lille s’agrandit, soigne son image de marque, vire ses
galériens mais n’oublie pas leur existence pour autant. Après l’apparente
trêve durant laquelle devait unanimement s’enthousiasmer la ville
censée n’avoir d’yeux que pour le spectacle, le deuxième temps de
sa mise au pas est amorcé. Lille se la joue ville riche, ville branchée,
ville attractive, et il faudra en payer le prix. Pour ceux qui ne
suivent pas le rythme qu’elle impose, peu d’espaces restent disponibles.
Qu’importe si elle sature, explose, étouffe sous ses ambitions et
sous le béton : la machine est enclenchée et n’autorisera aucun
retour en arrière. Que la ville s’agrandisse, qu’elle se purifie,
qu’elle investisse le moindre espace, tel est le credo qui
veut nous rappeler à tout instant que nous ne lui échapperons pas,
même si elle ne peut plus physiquement nous contenir.
Il lui reste
encore un petit creux disponible malgré tout, là, entre Lille-Sud
et la porte des Postes. Juste assez pour caser un modeste commissariat
de 1 500 keufs. Aubry les avait réclamés à cors et à cris,
avait surenchéri sur Sarkozy et s’était plainte d’une baisse des
effectifs policiers sur la métropole. Sa demande a été entendue.
Après que le commissariat de Wazemmes a brûlé à x reprises, la nationale
s’était résolue à abandonner l’idée d’en maintenir un dans ce quartier.
Au pied d’un bloc de HLM, il avait laissé place à un local vide
sur lequel ne figure pas même la plaque de ce mauvais souvenir.
Exit Wazemmes, voilà les flics délogés transportés derrière la préfecture,
en plein centre ville, au troisième étage minuscule d’un immeuble
mal en point. Belle victoire pour les mutins du tiécar mais l’amère
défaite de la nationale ne durera qu’un temps : c’est à deux
pas de ce feu comico que se construira la bête. Un instant, la rumeur
a laissé entendre que le projet était abandonné, puis, ô soulagement !
sous le beffroi, contre-information : il se fera bien là et
n’aura perdu que son prestige initial. Lyon a battu Aubry dans la
bataille sécuritaire et nous n’aurons que le deuxième plus grand
commissariat de France. De beaux défilés de bleus sous nos fenêtres
en perspective malgré tout !
Plus
loin dans la banlieue, un autre monstre se prépare à nous dévorer
tout cru. Frère du premier, il n’a pas eu à s’intégrer dans le paysage
lillois à grands coups d’expulsions et de pelleteuses comme l’ont
fait les nouveaux immeubles qui ont transformé nos quartiers. Jamais
on n’aurait trouvé assez de place pour lui et le voilà donc parti
se loger dans les champs les plus proches. Dans ses entrailles étalées
sur dix hectares, il dissimulera la misère que Lille2004 a tant
bien que mal tenté de cacher aux regards médiatiques. Tandis que
les Maisons Folies, fidèles à leurs missions, continueront de meubler
le vide par le vide et de détourner le regard vers des préoccupations
artistiques, d’autres bauges se rempliront encore et toujours de
cette population qui déshonore le paysage si bien conceptualisé.
Eloignés pour quelques mois ou quelques années, à l’ombre des tout
nouveaux murs de Sequedin, les taulards pourront eux aussi constater
de visu et de vécu la grandeur de certaines formes d’art que la
capitale européenne de la culture a tenté de nous faire découvrir.
Lille2004 s’est particulièrement
intéressé au design et à l’architecture durant sa saison d’automne.
Elle n’est pas la seule, et on peut relever ici les innovations
qui font de Sequedin, et de ses sœurs jumelles dispersées çà et
là en France, des merveilles de technologie, de créativité et d’infamie.
Guy Autran, architecte-concepteur de la bête, spécialisé dans le
carcéral, explique en quoi consiste l’originalité d’une telle construction
où l’angle droit est brisé au profit de la diagonale, tellement
plus humaine :
« J’ai commencé
avec le concept de “carrefour”, un lieu de vie ouvert sur les différents
lieux de la prison, hébergement, travail, sport, etc. Ce concept
a évolué vers celui de “rue”, une vaste artère de circulation (10
mètres de large), également un passage obligé. Une prison est une
petite ville. On y dort, on y mange, on y travaille, on y enseigne,
on y fait du sport, on y va à l’église. Sauf que la vie qui s’y
déroule est sous contrainte constante. Dans une rue, il y a des
commerces, des cinémas, etc. Et je me demandais pourquoi ne pas
retrouver cette dimension en prison ? Et comment le faire vivre
sans que la sécurité ne soit mise à mal. ».[5]
Voilà
que la prison doit ressembler à la ville. Peut-on s’étonner de cette
évolution vers la prison-cité alors que depuis de nombreuses années
sont glorifiés l’architecture et l’urbanisme les plus conformes
au contrôle optimal des habitants ? La prison, une ville modèle
réduit ? Ne serait-ce pas plutôt l’inverse ? Ne serait-ce
pas plutôt la ville qui tendrait à organiser toute son économie
sur le mode carcéral ? Son activité culturelle ne peut y faire
exception et il serait bien naïf de croire qu’aujourd’hui encore
artistes et acteurs de la vie culturelle puissent être des éléments
incontrôlables dans le paysage de cette cité-prison. Ils y sont
tant et si bien intégrés qu’ils peuvent à l’occasion exercer derrière
les murs leur art devenu action socio-culturelle.
S’il peut sembler évident
pour beaucoup que l’introduction de la culture en prison va bien
au-delà de l’altruiste désir de laisser aux taulards un espace d’expression
et de liberté, il semble toujours plus difficile de faire admettre
que la mission de la culture institutionnalisée ne diffère en rien
à cela à l’extérieur. Dans les taules, les ateliers artistiques
sont des soupapes de sécurité. Introduits dans des programmes de
formation professionnelle, d’art-thérapie ou d’activités socio-culturelles,
ils répondent à diverses ambitions de l’administration pénitentiaire.
Mais à travers eux la réinsertion est toujours annoncée comme but
ultime. Par leur biais, on apprend les valeurs citoyennes. On apprend
à respecter les règles du jeu. A jouer dans les marges désignées,
selon des tolérances préalablement établies. On vous donne les moyens
d’exprimer vos sentiments par l’écriture, la peinture, la vidéo,
le théâtre, etc. : décrivez votre rage, peignez l’incendie dont
vous rêvez tant, mettez en images votre solitude. Soyez artiste,
ne vous laissez pas aller à cette vile colère qui rendrait l’expression
de vos émotions concrète en un geste destructeur. Par le biais de
l’art, la symbolisation et la glaciation des sentiments. Et parfois la rédemption.
L’instrumentalisation de
la culture a octroyé à l’artiste un statut sans précédent et a fait
de lui un rouage désormais incontournable de l’action sociale à
l’intérieur comme à l’extérieur. Malgré lui, il est bien plus qu’un
créateur d’œuvres et de divertissements. Qui se soucie du divertissement
et du bien-être des prisonniers ? Certainement pas l’Administration
pénitentiaire. De même, les instigateurs de Lille2004 ont eu bien
du mal à faire avaler aux habitants de la ville les moins habitués
à fréquenter les lieux de culture qu’ils se souciaient de leurs
loisirs. Quelques bourdes les ont trahis : les tarifs des manifestations,
une communication ciblée vers un public de touristes et de cultureux,
une injonction à consommer la culture proposée plutôt que de se
créer des espaces de liberté – l’expulsion dans des conditions inédites
du squat le Brancard en témoigne[6].
L’incursion de la culture
dans les taules participe de cette fièvre qui donne une nouvelle
signification à la pratique artistique : l’art intégrateur,
l’art pour l’apprentissage des normes, l’art pour le sage divertissement.
Dans la dichotomie art/culture couramment acceptée, l’art aurait
pour fonction essentielle de questionner les éléments constitutifs
de notre socle commun dans une remise en cause perpétuelle des valeurs
morales et esthétiques. Cette polarité de l’art est plus qu’incertaine
si l’on considère sa vieille alliance avec le pouvoir. Tout entier
contenu dans la culture, l’art homologué semble davantage en former
la fraction transgressive permettant l’évolution des normes culturelles
pour un nécessaire aggiornamento, condition sine qua non de la pérennité des pouvoirs
culturels, politiques, économiques et sociaux.
L’approche de la culture
en prison était autrefois caritative. Elle est aujourd’hui utilitariste.
Dehors, Lille2004 renoue avec l’esprit pragmatique du loisir. Du
pain et des jeux. Nous voilà revenus à l’organisation du divertissement
de la plèbe par les magistrats de la ville. Les jeux, qui n’en ont
plus que le nom, vidés de toute spontanéité ludique, pour vous faire
oublier les réalités sociales de cette cité-prison qui ne sera cependant
pas de sitôt un îlot de paix sociale. Les jeux, c’est autant la
pratique de l’art telle qu’on vous l’impose discrètement (les subventions
font un tri rapide parmi les projets porteurs de valeurs labellisées)
que la pensée vide de votre téléviseur. Et les téléviseurs sont
nombreux en taule…
Echo de la tradition occidentale
du XIXe de contrôler, moraliser et promouvoir des pratiques
culturelles respectables, l’intérêt des institutions pour notre
épanouissement personnel et notre accès aux plaisirs esthétiques
peut paraître suspect. Le loisir rationalisé doit avoir une finalité
morale. Face à la dangereuse oisiveté du peuple, il est bon de dicter
le goût des belles choses, de détourner les chemins des lieux de
débauche et de combler un temps libre qui pourrait être employé
à des fins séditieuses. En prison comme à l’extérieur, l’organisation
des loisirs est venue compléter l’organisation du travail[7]
pour que n’échappe à l’Etat aucun aspect des vies de ses sujets.
Oserions-nous citer les paroles que Rudolf Hess tint lors du Congrès
mondial des loisirs et de la récréation de Hambourg en 1936 et nous
illustrerions le souci d’une organisation judicieuse des loisirs même dans les régimes les plus
autoritaires.
Dorénavant, les discours
ne nous ressassent plus cet impérieux besoin de rééduquer le peuple.
L’offre culturelle se multiplie, sans contrepartie semble-t-il…
L’heure est à la démocratisation culturelle, qu’on se le dise. La
généreuse politique nous apporte sur un plateau l’apparence d’une
possible participation à la grande foire culturelle. Qui n’y prend
part ne pourra s’en prendre qu’à lui-même. Qu’importe si cette culture
n’est pas la vôtre, il faudra qu’elle le devienne. Aux forceps,
elle accouchera d’une population enthousiaste, participante, réconciliée.
Heureuse. Vendre du rêve, faire oublier le triste réel, voilà la
nouvelle mission de la culture qui trouve de parfaits partenaires
parmi les entreprises de luxe devenues mécènes, ou parmi les chantres
de la consommation de masse devenus sponsors.
Au-delà des crus problèmes
qui font la peine quotidienne des prisonniers de la taule et de
la ville, l’artiste crée comme le publicitaire vend. Nous ne nous
étendrons pas davantage sur son cas. Nous noterons seulement au
passage que son entrée dans les prisons concorde avec cette place
qui lui est dévolue depuis les années 80 : l’artiste serait
la bonne conscience de cette société. Celui qui, par une distanciation
juste, porterait un regard objectif, critique et lucide sur notre
monde. Il ne dénonce pas grand-chose, n’en révèle pas plus, et ne
prétend à aucune efficience, mais il est cet agent inoffensif et
pourtant efficace qui vient créditer d’empathie le pouvoir. La mission
en taule qui lui est assignée est révélatrice de la capacité schizophrénique
de l’Etat à détruire en prétendant offrir les moyens de la reconstruction.
L’ouverture de Sequedin[8],
devait coïncider avec ce non-événement que fut la fin de Lille2004.
Mais après quelques retards dans les travaux, comme il se doit toujours
pour les chantiers de cette envergure, la date en a été reportée.
Et ce retard-là, nous ne l’avons pas déploré. C’est donc au cours
de l’année 2005 que s’ouvre progressivement Sequedin avec ses quartiers
hommes, femmes, mineurs, et son quartier sécurisé. C’est en 2005
que continuera de moisir la prison de Loos-lès-Lille. C’est sûrement
en 2005 que l’emplacement de la troisième prison lilloise sera annoncé[9].
C’est aussi 2005 qu’Aubry a proclamé
année de la solidarité.
Vaste connerie !
[1] Henri
MICHAUX, " Portrait d'hommes ", in Mesure, avril 1936.
[2] Métaphore superbe du bon vieux
chacun-chez-soi en opposition totale avec la prétendue mixité
culturelle de Lille2004, " Ilotopie ", spectacle final,
consiste en un rassemblement de personnages de diverses couleurs.
Au fur et à mesure, ils rejoignent l'univers de leur propre
couleur, naturellement attirés
[3]La Cité idéale est l'un
des programmes d'animations conçus pour les établissements
scolaires.
[4]Dans sa présentation de la farce,
son directeur, Didier Fusillier, annonçait : " Nous
avons rêvé Lille2004 comme d'un astronef parcourant
les anneaux de vitesse d'une ville organique où toutes les
métamorphoses seraient possibles. Chacun peut y vivre à
son rythme, traverser les mondes parallèles aux accents lointains,
flâner sur les nouvelles frontières déjà
abolies des maisons Folie. " On rigole
[5] Interview de Guy Autran sur Cyberarchi.com.
Non datée.
[6] Expulsé le dimanche après-midi
de la sacro-sainte Braderie de Lille à grand renfort de pompiers,
GIPN cagoulé et autres brigades sympathiques
[7] Le Bureau international du travail lui-même
s'en charge après la Première Guerre mondiale.
[8] Sequedin fait partie du Plan 4 000 de
Méhaignerie.
[9] Une autre prison, issue du plan 11 000,
devrait enfermer 400 personnes de plus en une maison d'arrêt
et un quartier pour condamnés.
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