FERME ET’BOUKE MARTINE,
TIN NEZ I VA KERE ED’DIN

 
     
 

Les gens du Nord ont dans le cœur le soleil qu’ils n’ont pas dehors.
Enrico Macias. 1967[1]

 
 
 
 

La peinture a un triste sort : celui de croupir dans les musées. La solidarité en a connu un bien pire : elle a fini dans la bouche de Martine Aubry. Les deux puent la mort diront certains. Certes, mais l’un sent le sapin comme les quatre planches d’un cercueil tandis que l’autre ventile une haleine méphitique comme seul un organisme vivant peut le faire. L’extrême puanteur de Martine Aubry provient essentiellement du fait qu’elle transforme du vivant en lettres mortes. Et rien ne pue plus que des formes de vie digérées dans les marécages salivaires d’une bouche suintante d’abcès.

« L’année 2004 est marquée à Lille par la culture qui a été mise à portée de tous, à travers une extraordinaire diversité et un accès direct. Mais c’est aussi un véritable rapprochement qui s’est opéré entre les Lillois pendant toute l’année à travers des événements qui ont mobilisé des personnes très différentes, des jeunes, des moins jeunes… Après cette année particulière, ne refermons pas les fenêtres, ne les laissons pas se refermer… Notre équipe a une grande ambition pour Lille. Un projet qui me tient particulièrement à cœur. J’ai un fait un rêve et on va le réaliser ! Faire de Lille LA ville de la solidarité ! »[2]

Martine Aubry a fait un rêve. Alléluia ! Et on va le réaliser. On est un con d’un type assez commun, pour ne pas dire vulgaire. Un pronom indéfini pour employer un gros mot[3]. On, qui est un con, va donc réaliser les désirs de Martine Aubry. Le plus triste dans l’histoire n’est pas tant la grotesque mégalomanie de cette déracinée parisienne[4] mais l’assurance que certains et certaines se prêteront au jeu comme ceux et celles qui se sont déguisés en blanc pour satisfaire les exigences esthétiques d’un misérable bal d’ouverture. Soit. La crétinerie ne connaît aucune limite. Ce qui n’est pas le cas de l’Etat.[5]

La gouvernementalité, au sens où Foucault l’entend[6] , est la façon dont le pouvoir gère les populations, la manière dont il entretient et contrôle leurs corps. Elle est la béquille de l’Etat, celle qui lui assure sa stabilité, non pas en tant qu’elle le légitime, mais qu’elle le vivifie[7]. La solidarité, au sens où l’entend Martine Aubry, s’inscrit dans ce dispositif de telle sorte qu’elle devient dans sa bouche une manière dont le pouvoir politique gère et régule les populations, au même titre que la culture, le sport ou la sexualité réglementent et entretiennent les personnes et leur vie. Rien d’étonnant donc que Martine Aubry ait déclaré Lille ville de la solidarité 2005 après qu’elle a été capitale de la culture en 2004, car elle sera, à n’en pas douter, capitale du cul en 2006.

La solidarité vivifie l’Etat[8]. La formule est affreuse à écrire, mais en un sens elle est vraie. Aussi faut-il encore définir ce qu’elle signifie dans la bouche d’un agent de l’Etat, au-delà donc de l’odeur pestilentielle qui s’en dégage et qui masque la supercherie : celle dont elle parle n’est pas celle qui est. La solidarité que nous connaissons est essentiellement une politique du geste. A ce titre, elle ne se dit pas, pas plus qu’elle ne dit. La solidarité partage avec le sabotage, qui en est un avatar, cette culture du silence qui est autant la modalité de son expression que le gage de son efficacité. La solidarité ne se verbalise pas : elle est à elle-même à la fois son moyen et sa fin. L’acte de solidarité parle de lui-même et véhicule un sens immédiat. Comprenez qu’il ne nécessite aucune médiation, traduction ou publicité. La solidarité se passe de discours. Elle survit dans le non-dit et le silence[9]. Ce que la maire de Lille semble ne pas avoir entendu car ce qu’elle dit est autre :

 « Il y a trop de personnes âgées isolées, trop d’enfants sans repères qui ne partent pas en vacances, trop d’associations qui peinent à trouver des bénévoles… Il faut que les Lillois donnent aux autres un peu de leur temps, un peu de leur énergie, un peu de leur cœur… »[10] Jeunes et vieux, adultes et enfants, riches et pauvres, ouvriers et patrons, hommes et femmes. Ainsi vont les deux termes d’un même couple. Solidaires l’un avec l’autre comme inséparables. Mais dorénavant, les liens qu’ils tissent et qui les unissent ne sont plus de personne à personne. Le générique permet de reconnaître l’individu dans un plus grand tout et inscrit l’individualité au sein du collectif sans que ce dernier ne vienne la nier. Il y aurait les jeunes et les vieux. Et les devoirs qui leur sont assignés. La solidarité ne serait plus en définitive qu’affaire de statuts. Ce n’est pas pour rien qu’on parle d’association. Le politique se lie au juridique et définit un nouveau type d’intervention de l’Etat à travers sa pratique de gouvernementalité : chacun se doit d’être solidaire avec quelqu’un et en premier lieu avec quelque chose de par son statut. Politique et juridique intiment une nouvelle moralité. Celle de l’Etat social.

« Faire de Lille LA ville de la solidarité. » Martine Aubry use du LA comme du ON. Eriger la ville comme personne morale permet de moraliser les rapports sociaux au sein de ses corps constituants. La ville doit être ce corps social unifié, ce LA solidaire qui sert de modèle aux individus qu’une moralité diffuse parvient dès lors à traverser. L’harmonie organique de la ville (ou de la nation) tient au fait qu’elle se présente comme personne morale une et indivisible car cette incarnation permet aux organismes qui la constituent de s’y référer comme modèle et contribue par la même occasion à sa constitution comme un tout. « Lille rayonne parce qu’elle est solidaire, plurielle et métissée. Le rayonnement c’est aussi le lien privilégié que nous avons avec les communautés de notre ville (…). »[11]. Lille est solidarité, ce qui implique que Lillois et Lilloises soient solidaires. Le solidarisme pourrait dès lors se définir comme un devoir pour soi-même. A travers lui, le social devient une fin morale en vue de consolider l’Etat. Le solidarisme est solidarité avec l’Etat. Comme avec soi-même[12].

Il n’est pas anodin que Martine Aubry enchaîne culture et solidarité. Le culturel renvoie aux notions de progrès, de civilisation et de paix. Une nation cultivée est une nation pacifiée. Substantiver le culturel revient à en créer une essence qui se superpose à celle du social en tant que substantif, lui aussi. Le culturel est paix. Le social aussi. Pour qu’il y ait paix – paix sociale – il faut que culturel et social se réalisent. Il faut que la solidarité s’accomplisse comme engendrement et consolidation du tout. Le culturel et le social sont les deux atouts de Martine Aubry, autant dire de l’Etat. Pas étonnant donc qu’ils sentent si mauvais dans sa bouche car substantiver essentialise, et l’essence pue. Le social, appréhendé comme essence, se dénie en tant que problème ou antagonisme car nous l’avons dit, il devient, à travers le solidarisme, une fin morale. LA fin morale. A partir de là, le social ne peut plus être appréhendé en termes de problème. Ne l’est que ce qui en empêche l’accomplissement. La solidarité en tant que lien social est avant tout lien au social. C’est pour cette raison qu’ils se confondent. On ne peut vouloir que la paix. La paix considérée comme solidarité d’une partie avec le tout. Donc du citoyen avec l’Etat. Le social – la paix – c’est la consolidation de l’Etat à travers lui-même. L’Etat social. La gouvernementalité.

Ce que tente de nous vendre Martine Aubry, c’est la paix sociale. Son solidarisme n’est donc pas différent de la solidarité en acte vécue à Lille ou ailleurs. Elle est son exact contraire. Tout en étant que cela. Ceux et celles solidaires avec leurs voisins expulsés, avec des camarades sans-papiers, avec le quidam brutalisé par la police, avec des prisonniers ou sur un piquet de grève participent en un sens à la cohésion sociale [13]. Jusqu’à ce qu’ils trahissent la loi principielle de solidarité qui est l’adhésion du particulier au tout de la société. Nous passons alors du registre de la gouvernementalité à celui de l’illégalité et ces délinquants tombent sous le coup de la loi qui, à revers, institue des délits de solidarité, car il n’existe plus d’antagonisme social dès lors que le social est substantivé. Il n’y a plus que des comportements anti-sociaux ou a-sociaux. Des actes qui visent à se désolidariser du tout organique. Une attitude étrangère à l’injonction sociale et par là même destructrice du lien social. Du lien au social[14]

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C’est ainsi qu’ils inventent leurs terroristes[15].

[1] Enrico Macias, Les gens du Nord. Paroles : Jacques Démarny, Enrico Macias, Musique : Enrico Macias, Jean Claudric, 1967.
[2] Martine Aubry, Conférence de presse de rentrée, 7 octobre 2004, quartier Bois-Blancs.
[3]Pour les férus de grammaire, se reporter à MP, ON. Au sujet de l’usurpation et de la perte du temps dans le vieux monde réifié, Lille, 2002.
[4]L’expression pourrait paraître bêtement assassine ; elle n’est que juste. Un jour, Martine Aubry a découvert Lille, sa braderie, sa misère et son corollaire, la solidarité. Elle en a fait Lille2004, un style et une éthique. Quand bien même elle serait de Lille, elle serait toujours étrangère à ce qu’elle dit parlant de solidarité et intègre à ce qu’elle fait lorsqu’il s’agit de gouverner. La solidarité n’est pas le solidarisme, comme le corps n’est pas la tête et Lille n’est pas Paris.
[5] Qui connaît comme limite celle du seul exercice de sa souveraineté comme légitimité supra-légale. Cette conception du pouvoir a perdu sa crédibilité bien qu’elle n’ait pas disparu pour autant du champ politique puisqu’elle réapparaît chaque fois qu’il y a suspension de la loi par l’Etat. .
[6] Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, Gallimard-Seuil, Paris, 2004. Dans ce cours, Foucault passe du concept de société disciplinaire généralisée à celui de régulation des populations à travers le principe de « gouvernementalité ».
[7] Gunter Brus n’écrivait-il pas en 1968 dans Patent Urinor : « L’Etat n’arrive à faire tenir son corps qu’en m’ordonnant de prendre ses béquilles » in Limites du visible : Gunter Brus, Editions du centre Pompidou, Paris, 1993, p. 86.
[8] Selon Foucault, les populations sont au centre d’un triangle : souveraineté-discipline-gestion gouvernementale « dont les mécanismes essentiels sont la sécurité » (in Dits et écrits, Gallimard, 1978, p. 654). La gouvernementalité, aux dires de Foucault, est une forme avancée de pouvoir qui a permis à l’Etat de survivre. Ce mode de pouvoir qui assure l’entretien et le contrôle des populations et de leurs corps opère de manière diffuse pour soutenir l’Etat face à l’affaiblissement de sa souveraineté. La solidarité est une des tactiques de contrôle et de régulation du corps social qui caractérisent la gouvernementalité en l’absence de laquelle l’Etat déclinerait.
[9] Néanmoins, l’heure n’est pas plus au mutisme qu’au bavardage. Elle est au geste.

[10]Martine Aubry, conférence de presse de rentrée, 7 octobre 2004, quartier Bois-Blancs. Instaurer la gratuité n’est pas lutter contre la marchandise. De la même manière que le bénévolat n’a jamais mis en branle le capital. La société spectaculaire marchande se réalise définitivement dans la gratuité et le don de soi !
[11] Ibidem.
[12] Principe de base du citoyennisme.
[13] Ainsi lorsque Martine Aubry fait parvenir aux sans-papiers de la Bourse du travail, grévistes de la faim, de l’eau et des toilettes mobiles, elle fait preuve de solidarité. Non à la cause des sans-papiers, mais à cause de leur situation sanitaire. Elle ne reconnaît pas, par ce geste, l’existence de problèmes sociaux responsables de leur situation, ni ne tente de les résoudre, mais elle fait du social et œuvre par la même occasion à la cohésion de sa ville autour d’une valeur constituante : la solidarité. Le social est pour elle une réalité sui generis totalement indépendante des rapports qu’entretiennent les individus entre eux et qu’il faut réaliser comme fin morale. En cela l’humanitaire est l’incarnation moderne du solidarisme.

[14] Dans cette perspective – le social devenu injonction au social – ceux et celles qui s’y soustraient deviennent coupables d’œuvrer contre lui, c’est-à-dire de fomenter un obstacle à la réalisation du bien public. L’Etat italien a institué un décret qui vise à condamner ce qu’il considère être un délit de complicité psychique. Cela signifie « qu’il n’est pas nécessaire de participer directement à des actions de révolte pour connaître les faveurs de la répression, mais qu’il suffit simplement pour cela d’être présent là où elles se déroulent sans empêcher les autres de les accomplir ». Peu importe l’action en définitive. Ce qui est en cause, c’est l’attitude que l’on adopte face aux institutions et vis-à-vis de l’ordre social. Ou bien vous participez au développement de l’harmonie du tout, c’est-à-dire à la paix sociale, ou bien vous êtes l’ennemi de la totalité pacifiée. Sur la « complicité psychique » et « l’abjuration de la violence », cf. Collectif, Pour que ce juillet-là redevienne une menace : sur le procès contre les rebelles de Gênes, mai 2004.
[15] Et cette population n’est dès lors plus la cible de la gestion gouvernementale ou de la discipline au sens foucaldien du terme mais de la souveraineté de l’Etat comprise comme légitimité supra-légale en charge de procurer le bien public, en dehors de tout règlement et de toute loi. La gouvernementalisation de l’Etat (qui n’est pas l’étatisation du social) lui permet de perdurer car, nous l’avons dit, elle le vivifie. Mais elle ne signifie pas pour autant la disparition ni même l’affaiblissement de la souveraineté qui continue d’apparaître dans le champ de la gouvernementalité, mettant en lumière la schizophrénie de l’Etat. Les deux formes de pouvoir existent simultanément. Ce qui lui permet, par exemple, de maintenir dans ses geôles Régis Schleicher, prisonnier d’Action directe, après vingt et un ans de détention et ce malgré le fait qu’il soit libérable depuis six années. Le social est l’ennemi de la lutte des classes. Et Sorel est bien mort.



 


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