Thèses sur Lille2004

 

La seule catégorie qui s'est manifestée ici est celle du kitsch et de sa malfaisance.
C'est la malfaisance d'une hypocrisie universelle dans la façon de vivre,
égarée dans d'immenses fourrés de sentiments et de conventions
.
Hermann Broch,
Quelques Remarques à propos du kitsch

1.
Lille2004 est une offensive. N’importe quel urbaniste le sait. Si ce savoir doit rester mystérieux, le fait même qu’il s’agisse d’un secret, lui, peut être rendu public : « Je pense à Gênes, Barcelone, Lille – avec d’ailleurs une caractéristique intéressante. Dans la vie nouvelle de ces villes, il y a à l’œuvre un urbanisme de l’événement, du prétexte, lié à une vision programmatique. » (François Barré, Libération, 14 décembre 2004)

2.
« Ça m’a beaucoup touché de voir l’euphorie des Lillois, c’était la cerise sur le gâteau de toute la restructuration menée depuis 1980. » (Pierre Muyle, Libération, 11 décembre 2004)

3.
Du point de vue du matérialisme vulgaire, en 2004, à Lille, il ne s’est rien passé : un bal en blanc, quelques expos, des parades, de la déco débile et des soirées à la con, voilà tout : tout le menu fretin du non-événement contemporain.

4.
Le paradoxe de Lille2004 se formule ainsi : il ne s’est rien passé, mais rien n’est plus pareil. Matériellement, tout est demeuré à l’identique, mais une ambiance a été posée.

5.
L’ambiance n’est rien, et l’ambiance est tout. L’ambiance n’est pas un phénomène, elle est ce qui commande aux phénomènes. C’est elle qui fixe ce qui peut apparaître et ce qui demeure inapparent, ce qui est à sa place et ce qui n’a pas sa place. L’ambiance fait exister ce qui existe, c’est pourquoi elle-même n’apparaît jamais.

6.
L’ambiance est la texture de tout espace que gouverne un dispositif. A la question « Qu’installe une installation ? », la réponse est justement : l’installation installe une ambiance.

7.
Ce qui flotte dans une ambiance, ce sont les fragments pulvérisés du monde qu’elle absente. Un monde n’a pas de texture, il est sa propre texture.

8.
A son stade esthétique, le capital opère sur l’élément subtil. Lille2004 est une telle opération, une opération sur l’élément subtil.

9.
Une ville a des habitants, une métropole n’a qu’une population.

10.
Un lieu habité est un lieu auquel des humains sont liés par des usages.

11.
Tout ce vocabulaire du rêve, de la suspension, du possible, du fantastique et des « mondes parallèles », toute cette « folie » opportune, tout ce surréalisme pour managers qui aura fait le burlesque de Lille2004 aura aussi fait, sans paradoxe, son efficacité. Pour arracher une ville à ses habitants, il convient d’abord de suspendre leurs habitudes.

12.
D’un côté, la métropole ressemble absolument à un musée, de l’autre elle ressemble absolument à un chantier. Le musée et le chantier forment les deux faces d’une même impossibilité d’user, d’habiter.

13.
L’ouvrier n’est pas lié à son œuvre, la scission entre eux est incorporée au rapport même de production. Le consommateur, de la même façon, n’use pas de la marchandise : au moment même où il s’en saisit elle change de nature, ce qui la rendait désirable, sa valeur, s’en évanouit. Le producteur et le consommateur ne sont, en tant que tels, liés à rien de ce qui est là, ils se rapportent au monde. D’un peuple, ON a fait une population lorsqu’il n’y a plus, en elle, que des rapports, lorsque tout monde y a été brisé.

14.
La « vie nouvelle » de Lille n’est que l’agitation glacée de l’ensemble des dispositifs dont s’anime, désormais, la métropole mondiale.

15.
« Les créatifs, les cerveaux sont intéressés par les villes ouvertes, tolérantes, branchées. C’est ce qu’est devenu Lille, la ville française européenne, marrante, où on s’amuse le soir. Aujourd’hui, les cadres viennent chercher du boulot ici », déclare André Delepont de l’Agence de promotion internationale de Lille Métropole.

16.
L’ambiance posée par Lille2004 est celle qui convient à sa nouvelle population impériale, et qui fait exister tout ce qu’il y reste d’habitants et d’usages possibles comme des archaïsmes à civiliser. La population de la métropole est essentiellement une population de touristes, de gens dont le propre est justement de n’être pas chez eux. Si le tourisme est un idéal de cadre, le cadre est la figure idéale du touriste : celui dont le séjour se prolonge à l’infini, qui demeure ici comme il pourrait être n’importe où ailleurs, qui même, à force, s’est mis à travailler. C’est ce détachement qui le rend essentiellement gérable.

17.
Comme la métropole elle-même est déterritorialisée, le territoire du cadre n’est pas physique. Si le cadre parvient à enjamber des corps gisants pour aller au bureau sa mallette à la main sans en paraître le moins du monde affecté, c’est que sa géographie est strictement mentale. Le cadre vit dans un univers de signes, de normes, de références absolument autonomes. Où qu’il soit, il est d’abord dans ce « projet de vie » qui lui tient lieu d’existence.

18.
La tour d’affaires d’Euralille n’enjambe pas sans raison la gare TGV, et le serpent Koolhas ne dessine pas sans à-propos, en une seule bande, la métropole « Londres-Lille-Bruxelles ». Les infrastructures de communication forment bien le système nerveux de la métropole mondiale ; où métropole signifie : continuum sécurisé de dispositifs.

19.
La population des métropoles est une population d’ensorcelés.

20.
Etre ensorcelé signifie : être lié à une absence.

21.
La métropole est, quant à l’origine, la ville mise hors d’usage.

22.
Ce qui s’oppose à la métropole ne se définit pas en termes de territoire, mais en termes de présence. S’il y a bien des zones absolument métropolitaines, au sens de zones absolument sous contrôle, il n’y a pas de territoire non métropolitain. C’est la totalité du territoire qui, en tant que territoire, c’est-à-dire en tant que désert, est polarisé par la métropole. Une inexorable banlieue s’étend sans conteste de Paris jusqu’au village le plus reculé du Limousin. Ce qu’il y a, en revanche, ce sont des forêts. Des foyers de tailles diverses, constellant, trouant le territoire, le retournant sur lui-même, où la polarisation métropolitaine ne parvient plus à s’exercer. Il y avait jusqu’à une date récente de la forêt dans le XVIIIe arrondissement de Paris comme il y en a en Lozère ; il y en a dans les esprits aussi.

23.
Parce que chaque forme-de-vie découpe dans le réel une strate dont elle fait son « territoire », et que la forêt est bien ce lieu où prolifèrent les formes-de-vie, les forêts ne peuvent figurer sur le territoire, pour cette simple raison qu’elles sont la réfutation en acte de son unicité. La forêt est prolifération des territoires.

24.
« Pacifier l’hypercentre », c’est ainsi qu’un adjoint écologiste à la mairie de Paris résume son projet de bannir la circulation automobile de ses arrondissements centraux et de lui substituer des rues piétonnières et des voies pour vélo, reconnaissant par là ce que tout esprit lucide sait depuis les années 20 : « l’automobile, c’est la guerre ». On ne s’étonnera pas, non plus, de l’utilisation, pour une mairie qui entend « civiliser » sa population, d’une vieille expression coloniale pour désigner la sale guerre menée aux rebelles indigènes.

25.
 « Une ville où les tensions sociales sont trop fortes, où il existe trop de disparités territoriales et de conflits, a du mal à bien vivre : comme l’a dit le maire de Barcelone, Pasqual Maragall, une grande cité n’admet pas de clivages. Une ville pacifiée, et nous sommes encore loin de cet objectif, devient à la fois plus agréable à vivre et attractive, pour l’activité économique autant que pour le tourisme. » Giuseppe Pericu, maire de Gênes, « Pour une ville pacifiée » in Penser la ville par les grands événements.

26.
L’opération Lille2004 n’aura fait que rendre officielle l’expropriation des habitants. Lille y a été dédoublée d’un côté en une image, et de l’autre une ville qui ne lui correspond pas assez.

27.
Lorsque le « grand communicant » de Lille2004 dit : « A côté de l’image touristique, internationale, nous avons voulu aussi que ses habitants se réapproprient leurs atouts, soient fiers de leur région, de leur culture populaire. Pour emporter le morceau, il fallait que les gens sur place y croient », il se félicite d’être parvenu à y redéfinir à son profit le populaire. Ce que les Lillois sont censés se réapproprier, c’est leur expropriation même. Désormais, il faudra faire le Lillois, il faudra exhiber pour les touristes l’absurde fierté d’être du cru.

28.
Le rôle de garantir l’adéquation de la réalité à son image, de Lille à Lille Métropole, c’est bien entendu à la police qu’il reviendra toujours plus pesamment. La matraque devra finir le travail que la fête a commencé.

29.
« Nous avons rêvé Lille2004 comme un astronef parcourant les anneaux de vitesse d’une ville organique où toutes les métamorphoses seraient possibles. Chacun peut y vivre à son rythme, traverser les mondes parallèles aux accents lointains, flâner sur les nouvelles frontières déjà abolies des maisons Folie. Lille2004 est pensé comme une rencontre charnelle entre un territoire à découvrir, ses habitants, les artistes invités à produire l’événement et les visiteurs? Tout est là, en place, pour 2004, pour longtemps. Nous espérons que vous y serez heureux.
Bienvenue. »
Didier Fusillé, directeur de Lille2004


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