Parler de Lille en termes de ville modèle,
de solidarité, de tolérance, et de paix exige en
premier lieu de surmonter le dégoût que produit ce
vocabulaire falsifié. Tout paraît indiquer, en effet,
que les nouveaux slogans de la propagande vont au-delà
d'une simple campagne publicitaire osant nous vendre une nouvelle
ville heureuse. Les valeurs ambiguës de tolérance
ou de solidarité sont depuis peu jetées comme les
traits distinctifs de la ville-entreprise afin de récupérer
bénéfice et valeur ajoutée. Elles constituent
les bases de la propagande menée par la société-réseaux
qui s'applique à resserrer ses mailles pour que nul ne
s'en échappe. C'est une pierre ajoutée à
la rénovation de l'édifice social-démocrate,
la figure light de la globalisation armée.
Un des principes actifs de la société-réseaux
consiste à créer des mécanismes de consensus
entre toutes les parties impliquées, éliminer la
critique sociale à travers l'intégration d'éléments
utilisables et la récupération d'une rhétorique
dont le pouvoir a su neutraliser la charge subversive. Le consensus
se concentre autour d'objectifs flous qui se projettent comme
valeurs communes, fait disparaître l'antagonisme de classe
et relègue la conflictualité sociale à un
problème d'ordre public.
Aussi les nouveaux énoncés de l'ordre urbain se
doivent d'être les plus amples et les plus vagues possibles
espérant ainsi créer l'illusion d'une cohésion
sociale. L'ambiguïté conceptuelle des termes utilisés
par le pouvoir et ses relais citoyens tels que paix, citoyenneté,
mobilité, pluriculturalité, solidarité, permet
de les appliquer de manière arbitraire, mais offre surtout
le meilleur atout dans la guerre de propagande et de falsification
du réel mené par l'Etat.
Dans cette grande opération
d'abstraction du réel (ce qui construit nos vies, nos liens,
notre temps vendu au travail, l'antagonisme social, ce qui conditionne
la vie quotidienne) la culture appréhendée comme
un élément éminemment positif acquiert une
importance centrale pour imposer et légitimer l'ordre (urbain)
existant.
Loin de nous prendre pour
des imbéciles, l'administration Lille2004 nous a payé
une mascotte nommée " Jumper " qui nous rappelle
qu'enfin chaussés des tours du Crédit lyonnais,
Lille et ses Lillois se doivent d'être modernes à
l'image d'Euralille, mobiles mais toujours mobilisés[1]
et prêts à défendre leur ville tel un modèle
d'ouverture sur un monde citoyen et multiculturel.
Aussi horrible soit-il, le Jumper aura au moins eu le mérite
de symboliser les quatre mécanismes que les pouvoirs locaux
auront fait subir à Lille durant cette année 2004
: l'illusion citoyenne, l'injonction de mobilité, la création
de la marque Lille, et la mascarade multiculturelle.
1. - De l'ouvriérisme
à l'illusion citoyenne
Dans une ville à forte composante ouvrière dominait
le discours réformateur, le langage ouvriériste,
d'un Pierre Mauroy, figure emblématique du PS durant une
période socialement animée.
Aujourd'hui Martine Aubry nous sert un discours citoyenniste,
telle l'avant-garde d'une social-démocratie moribonde.
Le sujet politique a changé : on ne parle plus d'ouvrier
ou d'exploité, mais de citoyen. Il n'est plus question
de lutte de classes mais de participation citoyenne pour laquelle
chacun, chacune doit se mobiliser.
Dans le cadre du projet culturel, il s'agit bien d'une participation
morbide qui tente de colorer l'enterrement des quartiers et la
disparition des liens qui les faisaient vivre. A l'instar du vieux
Lille, ancien quartier populaire transformé dès
la construction de la gare Lille-Europe en quartier branché
puis bourgeois[2].
Il s'agissait alors de pouvoir accueillir les classes dirigeantes
susceptibles de s'installer à deux pas de Paris, Londres
et Bruxelles. L'enjeu était de taille et il ne leur a pas
fallu beaucoup plus de cinq ans pour briser les liens entre les
habitants de ce quartier, pour virer les pauvres et y installer
leur " zone de droit ".
Avec Lille2004 c'est le même refrain
que l'on joue sur Wazemmes et Moulins, c'est-à-dire le
même processus de gentrification. Pour leurs raisons desécurité,
les forces de l'ordre quadrillent ces quartiers, y font la chasse
aux gueux et aux sans-papiers tandis qu'on y favorise la culture
ainsi que l'accueil festif des bobos et des étudiants qui
représentent les populations provisoirement " fauchées
" mais acceptables pour les classes moyennes. C'est la même
chanson qui se répète inlassablement dans toutes
les grandes métropoles.
"
Lille2004 incarne notre attachement collectif à nos
racines ; un patrimoine flamboyant et une puissance industrielle
forgée au cours des siècles qui ont structuré
notre région"
|
Martine
Aubry, présidente de Lille2004.
|
Avec les maisons Folie,
Lille2004 cache une brutale simplification de son histoire et
de sa mémoire collective. Ce relookage d'anciennes usines
transforme ce qui a été le théâtre
d'un esclavage salarial impitoyable en culture étiquetée
populaire. Dès lors, les grèves et mouvements ouvriers
qui habitaient ces fabriques apparaissent comme le folklore d'un
passé définitivement révolu. Aujourd'hui,
à l'heure du dialogue, il n'y aurait plus de confrontation,
plus de conflit, seulement des casseurs, à Gênes
ou ailleurs, des terroristes à qui il faut faire la guerre
ici et à tout moment[3].
A l'heure où aucun Etat ne paraît
oser affronter la puissance armée occidentale, celle-ci
concentre tout son génie militaire contre " l'ennemi
de l'intérieur ", et dans l'intervention contre les
pays qui leur refusent une entière collaboration. La guerre
au terrorisme n'est pas une grande nouveauté en soit, mais
nous avons assisté ces dernières années à
une phase d'accélération de la machine répressive.
Les lois d'exception, notamment les lois anti-terroristes, qui
sont apparues à travers le monde en sont l'exemple le plus
frappant[4].
On ment, on torture et on tue comme par le passé mais sans
se cacher, comme si le masque n'était plus nécessaire.
La démocratie nous montre alors son vrai visage. Les moyens
de l'anti-terrorisme serviront dès lors à réprimer
les contestations non intégrables (certaines grèves,
certains squats, sans-papiers, etc.), et justifient encore cette
asphyxiante présence militaire et policière dans
ce qu'il reste d'espace public... mais déjà public
il ne l'est plus. Et la pommade citoyenne, celle qu'on nous a
servie durant Lille2004, n'y changera rien. Son brouhaha culturel
ne fait que taire par ses verbiages la réalité de
la guerre sociale.
Tout n'est plus que dialogue et rien n'est toléré
au-delà.
*
Lille2004 se présente
comme l'institution centrale constituée de réseaux
d'où vont émerger de multiples projets. Conçus
de manière à ne pas compromettre la pure connexion
de la société-réseaux, les projets ne se
justifient pas par leur contenu mais par leur forme et leur neutralité.
L'objectif du projet Lille2004 est d'ailleurs de garantir cette
neutralité, veiller à ce que tout projet confirme
et soit conforme à leur espace social du possible[5].Il
faut éviter que des personnes ou des collectifs cessent
d'être tenus par la peur de l'exclusion, et ne s'attaquent,
de fait, aux nouveaux liens du capitalisme.
Il faut faire partie de quelque chose, être bénévole,
ambassadeur2004, ou simplement participant, mais avant tout être
mobilisé.
Que personne ne se démarque politiquement, ne bloque le
jeu de l'activité abstraite. Que personne ne mette en danger
la reproduction même du système.
La doctrine de la mobilité se résume donc à
une mobilisation sans fin. Une mobilisation pour la mobilité
même.
" Lille s'ouvrira
sur un territoire de mobilité extrême "
|
M.
Aubry, kit orga. Lille2004.
|
2. - Lille est bien
le centre de quelque part
L'Europe n'est pas une
fédération de nations mais un vaste marché
qui a besoin d'un énorme réseau logistique pour
assurer la communication entre ses sièges urbains. Selon
les tracés des nouveaux axes de transport, les villes rayonnent
ou sont rayées de la carte ; le pouvoir établit
alors les meilleures connexions au sein des réseaux de
l'économie globalisée. Dès lors l'espace
intermédiaire se vide et ne compte plus. Les grands travaux
d'amélioration du trafic automobile, l'aménagement
des aéroports ou du réseau ferroviaire sont réalisés
au profit de l'économie[6].C'est-à-dire
essentiellement en direction des grandes entreprises et des multinationales
responsables des processus productifs et financiers qui dominent
notre monde. Le TGV, en particulier, présente la garantie
que la ville élue pourra se positionner au sein de la mondialisation.
C'est ce que traduit toute la propagande de la dernière
décennie ; de " Lille est le centre Nord-Europe "
aux " anneaux de vitesse ".
En 1845, à l'occasion de l'ouverture de la gare Lille-Flandres,
Berlioz composa une symphonie à la gloire des transports
ferroviaires alors propriété de Rothschild. Renouant
avec cet esprit de conquête d'espaces et de marchés,
Lille2004 s'est fendu d'un bal mégalomane au son du même
hymne revisité par Piotr Moss. Le signe était fort
et cherchait à nous rappeler, malgré la foule qui
se piétinait, que plus d'un siècle et demi plus
tard, le besoin d'éliminer les distances et de noyer le
temps demeurait une condition essentielle pour la formation de
capital. Il s'agit de mettre en place de nouvelles infrastructures
pour faciliter le transport de marchandises, ainsi que de garantir
la mobilité des élites dirigeantes et leur cohorte
de cadres[7].
En témoignent les 10% du PIB de l'Union européenne
dédié au transport. Face à la congestion
des routes et de l'espace aérien, le train à grande
vitesse devient l'infrastructure principale. " RAFHAEL[8]"
est gâté : pour quelques centaines de millions de
francs supplémentaires le TGV passera au cur de la
ville.
*
L'opportunité de devenir
capitale européenne de la culture a offert à Lille
une justification et un alibi pour accélérer la
transformation capitaliste de la ville. La société
industrielle qui configure la ville jusqu'à la fin du XXe
siècle laisse place à une ville de services administratifs,
culturels et médiatiques, une ville de transactions financières
qui recherche notamment dans la spéculation immobilière
et la construction démesurée une rentabilité
du capital. Cette spéculation a dû affronter la résistance
des habitants exaspérés par ces métamorphoses
de leur espace de vie. Pour parvenir au consensus, il y a une
législation de plus en plus répressive (accélération
des procédures, jugements plus nombreux, peines de prison
toujours plus longues, etc.), une police plus " efficace
" et le leurre culturel : Lille2004. Ainsi, l'administration
locale parvient à gérer une contestation trop gênante
et a pu disposer du capital nécessaire à la réalisation
de grands travaux d'infrastructure.
*
A l'image d'Euralille,
ma ville se transforme en hypermarché. La ville-entreprise
considère l'espace urbain à la fois comme un tissu
marchand, un territoire de vente et d'achat, un espace soumis
à la production et la distribution de marchandises et comme
une devanture, une réclame. Espace public et immeubles
majestueux se convertissent en emblèmes et symboles de
la réussite des apparatchiks modernes[9].
Les infrastructures liées aux communications (antennes,
fibre optique, etc.) et aux transports permettent de redessiner
la carte de Lille en bouleversant l'agencement des différents
quartiers toujours en fonction de leur utilité économique.
Les espaces urbains vivables se réduisent, les courées
se ferment. Il est désormais, paraît-il, interdit
de s'attarder en bas de chez soi[10].
Et contrairement à la propagande il est devenu totalement
incongru pour ne pas dire inconvenant d'utiliser la rue, non pas
pour faire du shopping, mais simplement pour se promener, vadrouiller,
traîner, tchatcher, s'engueuler, vivre. La ville se retrouve
maintenant sur les guides touristiques de nombreux opérateurs,
elle est devenue soucieuse de son image. Et nous nous transformons
peu à peu en objets décoratifs sur les photos de
milliers de touristes.
3. - Lille2004 : marque
déposée.
Ou les Olympiades de la spéculation
Lille2004 se présente
comme une ville modèle, et au-delà prétend
être un modèle social, une sorte " d'alternative
durable " au cur de la globalisation. Ce projet rêve
de réunir et de gérer les ressources sociales avec
harmonie, c'est-à-dire avec la diversité et la participation
de toutes et tous dans une totale absence de conflits. La particularité
de ce modèle consiste à vendre l'image d'une cité
conciliant développement économique et cohésion
sociale. Concrètement, Lille se présente comme un
exemple de ville ouverte aux innovations technologiques tout en
étant préoccupée par l'avis de ses citoyens,
une métropole policièrement ordonnée quoique
disposée au dialogue, une cité culturellement riche
et économiquement prometteuse. En résumé,
un modèle mondial de développement heureux et harmonieux.
Cependant, malgré ce que l'on peut lire et entendre dans
la presse, Lille2004 n'est en aucun cas le fruit de discussions
collectives, ni même l'expérimentation de mouvements
réels à Lille, et ce bien heureusement. Cet événement
n'est en réalité que le résultat d'une convergence
des exigences politiques et économiques de l'Europe, de
l'Etat, de la ville, et de quelques multinationales.
*
En 1997, suite au premier
projet d'organiser les Jeux olympiques de 2004 à Lille,
nous avons assisté à la mise en place d'une importante
stratégie de transformation urbanistique, économique
et sociale de la ville, avec l'objectif de la positionner favorablement
au sein de la globalisation libérale. D'où la nécessité
pour ses dirigeants de créer des quartiers chics et branchés
capables d'appâter une nouvelle bourgeoisie, susceptible
de s'installer au centre de trois capitales septentrionales afin
que " Lille2004 soit la plus européenne des capitales
culturelles ". Cette concurrence entre villes, devenue nécessaire
pour attirer cadres et investisseurs, s'accompagne, comme nous
l'avons dit, d'une boboïsation policièrement "
sympa " dans de nombreux quartiers.
Mais Lille n'a pas été suffisamment compétitive
dans cette féroce concurrence pour décrocher une
place au soleil et rejoindre les grandes métropoles olympiques.
La marque Lille est finalement née d'un projet moins glorieux,
celui d'une moitié de capitale européenne de la
culture, partagée avec Gênes[11].
*
A la suite d'un important
travail de marketing, Lille est devenue la marque Lille. Ce qui
est marqué, tel un sceau, est approprié. D'ailleurs
s'il y a nécessité de poser une marque à
Lille, c'est pour " l'identifier " comme telle. La marque
implique autant qu'elle exprime la propriété. Autrement
dit, si tu la désires, si tu l'utilises, il te faudra payer
car ils ne t'en feront pas cadeau.
La marque Lille n'est pas un produit quelconque
qui répondrait simplement à l'offre et à
la demande. Lille est une marque moderne. Le consommateur passif
ne lui suffit plus car il faisait partie de l'ancien modèle
où la communication se réduisait à une simple
publicité. A présent il n'est plus seulement la
cible de la publicité mais aussi son propre acteur. La
nouvelle marque a besoin d'une coopération active de l'ensemble
de ses figurants au sein de la ville. Tel un touriste, c'est à
toi de construire le monde imaginaire dans lequel tu préfères
vivre ; un jour rasta jamaïquain, un autre Japonais électro,
pour terminer artiste mexicain... Plus qu'offrir un produit, la
marque apporte des éléments immatériels,
des éléments de discours. Les consommateurs s'appelleront
public. Dans ce sens, nous (son public) sommes au cur de
la compétition entre la marque Lille et les autres villes
sur le marché des marques.
La marque Lille n'appartient définitivement pas à
ses habitants, plus étrangers à leur propre ville
que ne l'est un quelconque touriste en goguette. La marque Lille
c'est la ville qui appartient au capital, un projet public géré
comme une entreprise, en faveur de capitaux privés. Le
Lille en construction ne se conçoit plus seulement que
comme ce qui va permettre au capital de se valoriser, d'accroître
sa puissance[12].La
marque nous dépossède ainsi de la ville. Ce n'est
pas exactement que Lille était à nous, mais en certains
moments-endroits il y avait cette sensation d'être chez
soi, dans la rue, dans son quartier. Désormais que ce soit
des quartiers ou des moments de fêtes populaires comme la
braderie ou l'accordéon à Wazemmes tout devient
ordonné, géré, policé afin d'être
récupéré. Jusqu'au ciel gris - paraît-il
mauvais pour la communication - qui sera alors filtré par
un voile coloré dès l'arrivée en gare[13].Où
encore ces couleurs pisseuses utilisées pour la programmation
des saisons 2004, histoire de leurrer le touriste, de changer
une image trop grise qui ne se vend pas. Tout ce qui émane
de créations collectives tend à disparaître
ou à être phagocyté par le capital à
travers le prisme de la marque : la braderie ou le carnaval de
Dunkerque sont labellisés Lille2004.
Cette marque ne s'est cependant
pas définie depuis un bureau de la cité administrative.
Elle est plutôt le résultat d'un ensemble de pratiques
politiques, économiques, et culturelles, qui à travers
la communication intègrent le public même. "
Ce sont nos villes tout entières qui s'engagent dans de
nouvelles dynamiques ", affirme notre maire[14].
Ce qu'elle ne peut reconnaître c'est qu'à l'intérieur
du modèle Lille2004, la vie - si vie il y a - est nécessairement
manipulée.
Comme nous l'avons vu la
marque Lille est une forme de domination politique, et le projet
Lille2004 est le laboratoire où se joue cet exercice du
pouvoir.
4. - La mascarade multiculturelle
Le président de
la CUDL[15]
nous fait l'ouverture de l'événement 2004 en boubou,
et Martine Aubry nous sort une cape Marocaine, symbolisant sans
doute l'ouverture de Lille à " l'autre ".
L'ex-maire de Lille, celle qui l'a remplacé et leurs chefs
de cabinet parient sur une culture métissée comme
si toute culture n'était pas déjà le fruit
de métissage, comme si " l'autre " n'avait pas
toujours été là avant, comme si les villes
ne se fondaient pas toujours sur la diversité.
C'est sans sourciller qu'ils parient sur un discours multiculturel
tout en expulsant les migrants attachés et bâillonnés[16].
Aucune importance tout peut continuer. L'apparente contradiction
n'en est pas une, car la valeur qui prime reste la valeur économique.
Tout l'art résidera dans l'habileté à porter
le discours de tolérance, très porteur, très
en vogue[17]
tout en remplissant les centres de rétention, et la réserve
de main d'uvre clandestine si bon marché.
Pas étonnant dès lors de constater l'enthousiasme
des multinationales face à ce projet multiculturel[18],
qui amène des milliers de badauds venant par le train remplir
les hôtels pour dépenser leur argent dans les commerces
locaux. Et toujours sans importance ; les grands partenaires officiels,
minutieusement sélectionnés, sont justement ceux
qui participent activement à l'enfermement et la déportation
massive de sans-papiers[19].
Il n'y a en fait pas de
contradiction réelle entre cette politique répressive
et le discours multiculturel. L'identification de chacun à
travers sa classe s'éclate en un éventail coloré
d'identités libérées où chacun doit
se démerder selon ses propres capacités, ses propres
outils et les possibilités qui s'offrent à lui.
Chaque forme de vie n'est donc plus qu'une option culturelle parmi
d'autres, absorbée par le capital social de la ville-entreprise.
Les théoriciens postmodernes ne parlent plus de conflit
de classes mais de conflit entre des fragments d'identités.
Il s'agit donc, selon cette logique, d'élaborer un concept
de culture la laissant en dehors des processus et des articulations
politico-économiques. Un concept culturel qui prime les
différences identitaires (religion, origine, genre, âge,
etc.) sans prendre en considération les relations sociales
de domination et d'exploitation qui traversent ses individu-e-s.
C'est l'idéologie du multiculturalisme, une caractéristique
du modèle Lille2004 : dans leurs bouches la diversité
c'est la mobilisation de la vie quotidienne, la sacro-sainte intégration
qui exploite nos différences. La légitimation pour
la différence fait désormais partie des disciplines
de normalisation.
On peut donc voir de quelle manière le discours multiculturel
porté par Lille2004 impulse, au-delà de l'apparente
contradiction entre le discours politique et la pratique classiste
et répressive, cette nouvelle idéologie postmoderne,
dont l'objectif central est de laisser intact le capitalisme régional,
national ou mondial.
En guise de conclusion
L'évidence saute
aux yeux : Lille2004 c'est la pensée paralysée.
Son organisation et son fonctionnement même montrent que
toute réflexion y est impossible. Le flux des événements,
comparable à une succession de plans-séquences non
montés, s'assimile à une surabondance de données
: c'est la superposition d'informations qui tue l'information.
C'est un éternel recommencement, et rien ne se passe. Tout
se confond au milieu du n'importe quoi. Tout est banalisé.
Lille2004 prétend emplir d'émotions l'instant présent,
exorciser le vide qui pourrait devenir menaçant. Toujours
cette même idée stupide du bonheur produite et répétée
par la propagande2004. Fusillier[20]
se fendra même de nous promettre une rencontre charnelle
entre les artistes et les habitants... ridicule matraquage médiatique
sorti d'une bien piètre école de com'. Rien à
voir avec ne serait-ce qu'un début de réflexion
: l'appel permanent au dialogue et à la communication est
un écran de fumée qui cache un horizon d'évidences
dépolitisées, pétri d'indignation morale.
Il n'y a pas de dialogue dans les lieux du pouvoir ; face à
leurs conférenciers, le discours est tronqué, cadenassé
ou consensuel. L'évacuation du conflit entrave toute référence
à l'antagonisme, à la résistance. Une réflexion
collective ne surgit que lorsqu'il y a une confrontation réelle
aux problèmes, aux dégoûts ou aux désirs
qui nous traversent. C'est ce qu'empêche le modèle
Lille2004 par sa production de subjectivité dépolitisée.
Événement essentiellement piégé ;
dialogue sans dialogue avec un autre qui reste inconnu... Mensonge
des mensonges du monde.
C'est l'évacuation de l'idée même du conflit
qui prive la vie de consistance. Il ne nous reste qu'à
patauger dans un chemin boueux, un peu perdu de la naissance à
la mort à remplir nos tristes vies de courtes biographies,
de petites histoires. C'est la résignation de l'impuissance.
Il n'y a pas de droit :
assez de geindre ou de quémander ! On aura ce que l'on
arrachera ! Et à nous de reprendre le slogan de candidature
de Lille aux Jeux olympiques 2004 : " La flamme est en nous
". Celle qui nous brûle les tripes et qui alimente
notre feu intérieur. L'intensification du contrôle
social et la surenchère des dispositifs répressifs
ne sont que le reflet de leur peur : qu'ils prennent garde au
retour de flamme.
On vit, on circule, on complote
à Lille-ville-entreprise.
Mais nous ne deviendrons pas ses esclaves dociles.
Nous ne serons jamais des citoyens.