L'illusion 2004

 
     
 
" Comme toute grande métropole, nous sommes en compétition avec les autres métropoles européennes.
J'ai à cet égard un sentiment et une conviction.
Le sentiment, c'est que les villes qui comptent aujourd'hui et se développent sont celles qui s'inscrivent dans un processus de métropolisation […].
Ma conviction est que c'est la qualité de vie dans une ville qui fait l'attractivité économique, et non l'inverse. C'est cet art de vivre ensemble qui attire aujourd'hui les investisseurs financiers et économiques et crée le développement. Imaginer et bâtir ensemble un nouvel "art de ville" pour un nouvel art de vivre. Telle est donc l'ambition collective du projet urbain de Lille que je vous propose de découvrir. "
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M. Aubry in Un nouvel art de ville

 
 
 
 

Parler de Lille en termes de ville modèle, de solidarité, de tolérance, et de paix exige en premier lieu de surmonter le dégoût que produit ce vocabulaire falsifié. Tout paraît indiquer, en effet, que les nouveaux slogans de la propagande vont au-delà d'une simple campagne publicitaire osant nous vendre une nouvelle ville heureuse. Les valeurs ambiguës de tolérance ou de solidarité sont depuis peu jetées comme les traits distinctifs de la ville-entreprise afin de récupérer bénéfice et valeur ajoutée. Elles constituent les bases de la propagande menée par la société-réseaux qui s'applique à resserrer ses mailles pour que nul ne s'en échappe. C'est une pierre ajoutée à la rénovation de l'édifice social-démocrate, la figure light de la globalisation armée.
Un des principes actifs de la société-réseaux consiste à créer des mécanismes de consensus entre toutes les parties impliquées, éliminer la critique sociale à travers l'intégration d'éléments utilisables et la récupération d'une rhétorique dont le pouvoir a su neutraliser la charge subversive. Le consensus se concentre autour d'objectifs flous qui se projettent comme valeurs communes, fait disparaître l'antagonisme de classe et relègue la conflictualité sociale à un problème d'ordre public.
Aussi les nouveaux énoncés de l'ordre urbain se doivent d'être les plus amples et les plus vagues possibles espérant ainsi créer l'illusion d'une cohésion sociale. L'ambiguïté conceptuelle des termes utilisés par le pouvoir et ses relais citoyens tels que paix, citoyenneté, mobilité, pluriculturalité, solidarité, permet de les appliquer de manière arbitraire, mais offre surtout le meilleur atout dans la guerre de propagande et de falsification du réel mené par l'Etat.

Dans cette grande opération d'abstraction du réel (ce qui construit nos vies, nos liens, notre temps vendu au travail, l'antagonisme social, ce qui conditionne la vie quotidienne) la culture appréhendée comme un élément éminemment positif acquiert une importance centrale pour imposer et légitimer l'ordre (urbain) existant.

Loin de nous prendre pour des imbéciles, l'administration Lille2004 nous a payé une mascotte nommée " Jumper " qui nous rappelle qu'enfin chaussés des tours du Crédit lyonnais, Lille et ses Lillois se doivent d'être modernes à l'image d'Euralille, mobiles mais toujours mobilisés[1] et prêts à défendre leur ville tel un modèle d'ouverture sur un monde citoyen et multiculturel.
Aussi horrible soit-il, le Jumper aura au moins eu le mérite de symboliser les quatre mécanismes que les pouvoirs locaux auront fait subir à Lille durant cette année 2004 : l'illusion citoyenne, l'injonction de mobilité, la création de la marque Lille, et la mascarade multiculturelle.

1. - De l'ouvriérisme à l'illusion citoyenne

Dans une ville à forte composante ouvrière dominait le discours réformateur, le langage ouvriériste, d'un Pierre Mauroy, figure emblématique du PS durant une période socialement animée.
Aujourd'hui Martine Aubry nous sert un discours citoyenniste, telle l'avant-garde d'une social-démocratie moribonde. Le sujet politique a changé : on ne parle plus d'ouvrier ou d'exploité, mais de citoyen. Il n'est plus question de lutte de classes mais de participation citoyenne pour laquelle chacun, chacune doit se mobiliser.
Dans le cadre du projet culturel, il s'agit bien d'une participation morbide qui tente de colorer l'enterrement des quartiers et la disparition des liens qui les faisaient vivre. A l'instar du vieux Lille, ancien quartier populaire transformé dès la construction de la gare Lille-Europe en quartier branché puis bourgeois[2]. Il s'agissait alors de pouvoir accueillir les classes dirigeantes susceptibles de s'installer à deux pas de Paris, Londres et Bruxelles. L'enjeu était de taille et il ne leur a pas fallu beaucoup plus de cinq ans pour briser les liens entre les habitants de ce quartier, pour virer les pauvres et y installer leur " zone de droit ".

Avec Lille2004 c'est le même refrain que l'on joue sur Wazemmes et Moulins, c'est-à-dire le même processus de gentrification. Pour leurs raisons desécurité, les forces de l'ordre quadrillent ces quartiers, y font la chasse aux gueux et aux sans-papiers tandis qu'on y favorise la culture ainsi que l'accueil festif des bobos et des étudiants qui représentent les populations provisoirement " fauchées " mais acceptables pour les classes moyennes. C'est la même chanson qui se répète inlassablement dans toutes les grandes métropoles.

" Lille2004 incarne notre attachement collectif à nos racines ; un patrimoine flamboyant et une puissance industrielle forgée au cours des siècles qui ont structuré notre région"
Martine Aubry, présidente de Lille2004.

Avec les maisons Folie, Lille2004 cache une brutale simplification de son histoire et de sa mémoire collective. Ce relookage d'anciennes usines transforme ce qui a été le théâtre d'un esclavage salarial impitoyable en culture étiquetée populaire. Dès lors, les grèves et mouvements ouvriers qui habitaient ces fabriques apparaissent comme le folklore d'un passé définitivement révolu. Aujourd'hui, à l'heure du dialogue, il n'y aurait plus de confrontation, plus de conflit, seulement des casseurs, à Gênes ou ailleurs, des terroristes à qui il faut faire la guerre ici et à tout moment[3]. A l'heure où aucun Etat ne paraît oser affronter la puissance armée occidentale, celle-ci concentre tout son génie militaire contre " l'ennemi de l'intérieur ", et dans l'intervention contre les pays qui leur refusent une entière collaboration. La guerre au terrorisme n'est pas une grande nouveauté en soit, mais nous avons assisté ces dernières années à une phase d'accélération de la machine répressive. Les lois d'exception, notamment les lois anti-terroristes, qui sont apparues à travers le monde en sont l'exemple le plus frappant[4]. On ment, on torture et on tue comme par le passé mais sans se cacher, comme si le masque n'était plus nécessaire. La démocratie nous montre alors son vrai visage. Les moyens de l'anti-terrorisme serviront dès lors à réprimer les contestations non intégrables (certaines grèves, certains squats, sans-papiers, etc.), et justifient encore cette asphyxiante présence militaire et policière dans ce qu'il reste d'espace public... mais déjà public il ne l'est plus. Et la pommade citoyenne, celle qu'on nous a servie durant Lille2004, n'y changera rien. Son brouhaha culturel ne fait que taire par ses verbiages la réalité de la guerre sociale.
Tout n'est plus que dialogue et rien n'est toléré au-delà.

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Lille2004 se présente comme l'institution centrale constituée de réseaux d'où vont émerger de multiples projets. Conçus de manière à ne pas compromettre la pure connexion de la société-réseaux, les projets ne se justifient pas par leur contenu mais par leur forme et leur neutralité. L'objectif du projet Lille2004 est d'ailleurs de garantir cette neutralité, veiller à ce que tout projet confirme et soit conforme à leur espace social du possible[5].Il faut éviter que des personnes ou des collectifs cessent d'être tenus par la peur de l'exclusion, et ne s'attaquent, de fait, aux nouveaux liens du capitalisme.
Il faut faire partie de quelque chose, être bénévole, ambassadeur2004, ou simplement participant, mais avant tout être mobilisé.
Que personne ne se démarque politiquement, ne bloque le jeu de l'activité abstraite. Que personne ne mette en danger la reproduction même du système.
La doctrine de la mobilité se résume donc à une mobilisation sans fin. Une mobilisation pour la mobilité même.

" Lille s'ouvrira sur un territoire de mobilité extrême "
M. Aubry, kit orga. Lille2004.

2. - Lille est bien le centre de quelque part…

L'Europe n'est pas une fédération de nations mais un vaste marché qui a besoin d'un énorme réseau logistique pour assurer la communication entre ses sièges urbains. Selon les tracés des nouveaux axes de transport, les villes rayonnent ou sont rayées de la carte ; le pouvoir établit alors les meilleures connexions au sein des réseaux de l'économie globalisée. Dès lors l'espace intermédiaire se vide et ne compte plus. Les grands travaux d'amélioration du trafic automobile, l'aménagement des aéroports ou du réseau ferroviaire sont réalisés au profit de l'économie[6].C'est-à-dire essentiellement en direction des grandes entreprises et des multinationales responsables des processus productifs et financiers qui dominent notre monde. Le TGV, en particulier, présente la garantie que la ville élue pourra se positionner au sein de la mondialisation. C'est ce que traduit toute la propagande de la dernière décennie ; de " Lille est le centre Nord-Europe " aux " anneaux de vitesse ".
En 1845, à l'occasion de l'ouverture de la gare Lille-Flandres, Berlioz composa une symphonie à la gloire des transports ferroviaires alors propriété de Rothschild. Renouant avec cet esprit de conquête d'espaces et de marchés, Lille2004 s'est fendu d'un bal mégalomane au son du même hymne revisité par Piotr Moss. Le signe était fort et cherchait à nous rappeler, malgré la foule qui se piétinait, que plus d'un siècle et demi plus tard, le besoin d'éliminer les distances et de noyer le temps demeurait une condition essentielle pour la formation de capital. Il s'agit de mettre en place de nouvelles infrastructures pour faciliter le transport de marchandises, ainsi que de garantir la mobilité des élites dirigeantes et leur cohorte de cadres[7]. En témoignent les 10% du PIB de l'Union européenne dédié au transport. Face à la congestion des routes et de l'espace aérien, le train à grande vitesse devient l'infrastructure principale. " RAFHAEL[8]" est gâté : pour quelques centaines de millions de francs supplémentaires le TGV passera au cœur de la ville.

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L'opportunité de devenir capitale européenne de la culture a offert à Lille une justification et un alibi pour accélérer la transformation capitaliste de la ville. La société industrielle qui configure la ville jusqu'à la fin du XXe siècle laisse place à une ville de services administratifs, culturels et médiatiques, une ville de transactions financières qui recherche notamment dans la spéculation immobilière et la construction démesurée une rentabilité du capital. Cette spéculation a dû affronter la résistance des habitants exaspérés par ces métamorphoses de leur espace de vie. Pour parvenir au consensus, il y a une législation de plus en plus répressive (accélération des procédures, jugements plus nombreux, peines de prison toujours plus longues, etc.), une police plus " efficace " et le leurre culturel : Lille2004. Ainsi, l'administration locale parvient à gérer une contestation trop gênante et a pu disposer du capital nécessaire à la réalisation de grands travaux d'infrastructure.

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A l'image d'Euralille, ma ville se transforme en hypermarché. La ville-entreprise considère l'espace urbain à la fois comme un tissu marchand, un territoire de vente et d'achat, un espace soumis à la production et la distribution de marchandises et comme une devanture, une réclame. Espace public et immeubles majestueux se convertissent en emblèmes et symboles de la réussite des apparatchiks modernes[9]. Les infrastructures liées aux communications (antennes, fibre optique, etc.) et aux transports permettent de redessiner la carte de Lille en bouleversant l'agencement des différents quartiers toujours en fonction de leur utilité économique.
Les espaces urbains vivables se réduisent, les courées se ferment. Il est désormais, paraît-il, interdit de s'attarder en bas de chez soi
[10]. Et contrairement à la propagande il est devenu totalement incongru pour ne pas dire inconvenant d'utiliser la rue, non pas pour faire du shopping, mais simplement pour se promener, vadrouiller, traîner, tchatcher, s'engueuler, vivre. La ville se retrouve maintenant sur les guides touristiques de nombreux opérateurs, elle est devenue soucieuse de son image. Et nous nous transformons peu à peu en objets décoratifs sur les photos de milliers de touristes.

3. - Lille2004 : marque déposée.
Ou les Olympiades de la spéculation

Lille2004 se présente comme une ville modèle, et au-delà prétend être un modèle social, une sorte " d'alternative durable " au cœur de la globalisation. Ce projet rêve de réunir et de gérer les ressources sociales avec harmonie, c'est-à-dire avec la diversité et la participation de toutes et tous dans une totale absence de conflits. La particularité de ce modèle consiste à vendre l'image d'une cité conciliant développement économique et cohésion sociale. Concrètement, Lille se présente comme un exemple de ville ouverte aux innovations technologiques tout en étant préoccupée par l'avis de ses citoyens, une métropole policièrement ordonnée quoique disposée au dialogue, une cité culturellement riche et économiquement prometteuse. En résumé, un modèle mondial de développement heureux et harmonieux.
Cependant, malgré ce que l'on peut lire et entendre dans la presse, Lille2004 n'est en aucun cas le fruit de discussions collectives, ni même l'expérimentation de mouvements réels à Lille, et ce bien heureusement. Cet événement n'est en réalité que le résultat d'une convergence des exigences politiques et économiques de l'Europe, de l'Etat, de la ville, et de quelques multinationales.

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En 1997, suite au premier projet d'organiser les Jeux olympiques de 2004 à Lille, nous avons assisté à la mise en place d'une importante stratégie de transformation urbanistique, économique et sociale de la ville, avec l'objectif de la positionner favorablement au sein de la globalisation libérale. D'où la nécessité pour ses dirigeants de créer des quartiers chics et branchés capables d'appâter une nouvelle bourgeoisie, susceptible de s'installer au centre de trois capitales septentrionales afin que " Lille2004 soit la plus européenne des capitales culturelles ". Cette concurrence entre villes, devenue nécessaire pour attirer cadres et investisseurs, s'accompagne, comme nous l'avons dit, d'une boboïsation policièrement " sympa " dans de nombreux quartiers.
Mais Lille n'a pas été suffisamment compétitive dans cette féroce concurrence pour décrocher une place au soleil et rejoindre les grandes métropoles olympiques. La marque Lille est finalement née d'un projet moins glorieux, celui d'une moitié de capitale européenne de la culture, partagée avec Gênes[11].

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A la suite d'un important travail de marketing, Lille est devenue la marque Lille. Ce qui est marqué, tel un sceau, est approprié. D'ailleurs s'il y a nécessité de poser une marque à Lille, c'est pour " l'identifier " comme telle. La marque implique autant qu'elle exprime la propriété. Autrement dit, si tu la désires, si tu l'utilises, il te faudra payer car ils ne t'en feront pas cadeau.
La marque Lille n'est pas un produit quelconque qui répondrait simplement à l'offre et à la demande. Lille est une marque moderne. Le consommateur passif ne lui suffit plus car il faisait partie de l'ancien modèle où la communication se réduisait à une simple publicité. A présent il n'est plus seulement la cible de la publicité mais aussi son propre acteur. La nouvelle marque a besoin d'une coopération active de l'ensemble de ses figurants au sein de la ville. Tel un touriste, c'est à toi de construire le monde imaginaire dans lequel tu préfères vivre ; un jour rasta jamaïquain, un autre Japonais électro, pour terminer artiste mexicain... Plus qu'offrir un produit, la marque apporte des éléments immatériels, des éléments de discours. Les consommateurs s'appelleront public. Dans ce sens, nous (son public) sommes au cœur de la compétition entre la marque Lille et les autres villes sur le marché des marques.
La marque Lille n'appartient définitivement pas à ses habitants, plus étrangers à leur propre ville que ne l'est un quelconque touriste en goguette. La marque Lille c'est la ville qui appartient au capital, un projet public géré comme une entreprise, en faveur de capitaux privés. Le Lille en construction ne se conçoit plus seulement que comme ce qui va permettre au capital de se valoriser, d'accroître sa puissance[12].La marque nous dépossède ainsi de la ville. Ce n'est pas exactement que Lille était à nous, mais en certains moments-endroits il y avait cette sensation d'être chez soi, dans la rue, dans son quartier. Désormais que ce soit des quartiers ou des moments de fêtes populaires comme la braderie ou l'accordéon à Wazemmes tout devient ordonné, géré, policé afin d'être récupéré. Jusqu'au ciel gris - paraît-il mauvais pour la communication - qui sera alors filtré par un voile coloré dès l'arrivée en gare[13].Où encore ces couleurs pisseuses utilisées pour la programmation des saisons 2004, histoire de leurrer le touriste, de changer une image trop grise qui ne se vend pas. Tout ce qui émane de créations collectives tend à disparaître ou à être phagocyté par le capital à travers le prisme de la marque : la braderie ou le carnaval de Dunkerque sont labellisés Lille2004.

Cette marque ne s'est cependant pas définie depuis un bureau de la cité administrative. Elle est plutôt le résultat d'un ensemble de pratiques politiques, économiques, et culturelles, qui à travers la communication intègrent le public même. " Ce sont nos villes tout entières qui s'engagent dans de nouvelles dynamiques ", affirme notre maire[14]. Ce qu'elle ne peut reconnaître c'est qu'à l'intérieur du modèle Lille2004, la vie - si vie il y a - est nécessairement manipulée.

Comme nous l'avons vu la marque Lille est une forme de domination politique, et le projet Lille2004 est le laboratoire où se joue cet exercice du pouvoir.

4. - La mascarade multiculturelle

Le président de la CUDL[15] nous fait l'ouverture de l'événement 2004 en boubou, et Martine Aubry nous sort une cape Marocaine, symbolisant sans doute l'ouverture de Lille à " l'autre ".
L'ex-maire de Lille, celle qui l'a remplacé et leurs chefs de cabinet parient sur une culture métissée comme si toute culture n'était pas déjà le fruit de métissage, comme si " l'autre " n'avait pas toujours été là avant, comme si les villes ne se fondaient pas toujours sur la diversité.
C'est sans sourciller qu'ils parient sur un discours multiculturel tout en expulsant les migrants attachés et bâillonnés[16]. Aucune importance tout peut continuer. L'apparente contradiction n'en est pas une, car la valeur qui prime reste la valeur économique. Tout l'art résidera dans l'habileté à porter le discours de tolérance, très porteur, très en vogue[17] tout en remplissant les centres de rétention, et la réserve de main d'œuvre clandestine si bon marché.
Pas étonnant dès lors de constater l'enthousiasme des multinationales face à ce projet multiculturel[18], qui amène des milliers de badauds venant par le train remplir les hôtels pour dépenser leur argent dans les commerces locaux. Et toujours sans importance ; les grands partenaires officiels, minutieusement sélectionnés, sont justement ceux qui participent activement à l'enfermement et la déportation massive de sans-papiers[19].

Il n'y a en fait pas de contradiction réelle entre cette politique répressive et le discours multiculturel. L'identification de chacun à travers sa classe s'éclate en un éventail coloré d'identités libérées où chacun doit se démerder selon ses propres capacités, ses propres outils et les possibilités qui s'offrent à lui. Chaque forme de vie n'est donc plus qu'une option culturelle parmi d'autres, absorbée par le capital social de la ville-entreprise.
Les théoriciens postmodernes ne parlent plus de conflit de classes mais de conflit entre des fragments d'identités. Il s'agit donc, selon cette logique, d'élaborer un concept de culture la laissant en dehors des processus et des articulations politico-économiques. Un concept culturel qui prime les différences identitaires (religion, origine, genre, âge, etc.) sans prendre en considération les relations sociales de domination et d'exploitation qui traversent ses individu-e-s.
C'est l'idéologie du multiculturalisme, une caractéristique du modèle Lille2004 : dans leurs bouches la diversité c'est la mobilisation de la vie quotidienne, la sacro-sainte intégration qui exploite nos différences. La légitimation pour la différence fait désormais partie des disciplines de normalisation.
On peut donc voir de quelle manière le discours multiculturel porté par Lille2004 impulse, au-delà de l'apparente contradiction entre le discours politique et la pratique classiste et répressive, cette nouvelle idéologie postmoderne, dont l'objectif central est de laisser intact le capitalisme régional, national ou mondial.

En guise de conclusion

L'évidence saute aux yeux : Lille2004 c'est la pensée paralysée. Son organisation et son fonctionnement même montrent que toute réflexion y est impossible. Le flux des événements, comparable à une succession de plans-séquences non montés, s'assimile à une surabondance de données : c'est la superposition d'informations qui tue l'information. C'est un éternel recommencement, et rien ne se passe. Tout se confond au milieu du n'importe quoi. Tout est banalisé. Lille2004 prétend emplir d'émotions l'instant présent, exorciser le vide qui pourrait devenir menaçant. Toujours cette même idée stupide du bonheur produite et répétée par la propagande2004. Fusillier[20] se fendra même de nous promettre une rencontre charnelle entre les artistes et les habitants... ridicule matraquage médiatique sorti d'une bien piètre école de com'. Rien à voir avec ne serait-ce qu'un début de réflexion : l'appel permanent au dialogue et à la communication est un écran de fumée qui cache un horizon d'évidences dépolitisées, pétri d'indignation morale. Il n'y a pas de dialogue dans les lieux du pouvoir ; face à leurs conférenciers, le discours est tronqué, cadenassé ou consensuel. L'évacuation du conflit entrave toute référence à l'antagonisme, à la résistance. Une réflexion collective ne surgit que lorsqu'il y a une confrontation réelle aux problèmes, aux dégoûts ou aux désirs qui nous traversent. C'est ce qu'empêche le modèle Lille2004 par sa production de subjectivité dépolitisée. Événement essentiellement piégé ; dialogue sans dialogue avec un autre qui reste inconnu... Mensonge des mensonges du monde.
C'est l'évacuation de l'idée même du conflit qui prive la vie de consistance. Il ne nous reste qu'à patauger dans un chemin boueux, un peu perdu de la naissance à la mort à remplir nos tristes vies de courtes biographies, de petites histoires. C'est la résignation de l'impuissance.

Il n'y a pas de droit : assez de geindre ou de quémander ! On aura ce que l'on arrachera ! Et à nous de reprendre le slogan de candidature de Lille aux Jeux olympiques 2004 : " La flamme est en nous ". Celle qui nous brûle les tripes et qui alimente notre feu intérieur. L'intensification du contrôle social et la surenchère des dispositifs répressifs ne sont que le reflet de leur peur : qu'ils prennent garde au retour de flamme.

On vit, on circule, on complote à Lille-ville-entreprise.
Mais nous ne deviendrons pas ses esclaves dociles.
Nous ne serons jamais des citoyens
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[1] C'est ce que l'on appelle la " flexibilité du travail ".
[2] Certain élus locaux ont d'ailleurs profité de cette spéculation annoncée pour bénéficier d'opérations immobilières rentables...
[3]Depuis les émeutes de Gênes les montages judiciaires se succèdent et quatre ans après la justice Italienne s'acharne encore à trouver des responsables.
[4]Après le 11 septembre 2001 c'était Al-Qaïda, mais rapidement à travers l'Europe et le monde de nombreux groupes, collectifs et même partis politiques ont été placés sur la liste noire de ce qui est désigné comme terroriste. " Terroriste " c'est-à-dire cet espace vide dans lequel il est possible au moment opportun d'y mettre quelqu'un ou quelque groupe. L'Etat se réserve ainsi le monopole de la violence.
[5]L'exemple du Tri postal est criant : fin septembre 2004 lors d'une expo sur le thème " consommation et gratuité ", l'installation " A l'étalage " présentant des voleurs anonymes tenant les objets de leur larcin fut censuré. " C'est du bon sens de ne pas afficher une critique direct du partenaire ", assure un responsable Lille2004...
[6] En 1993 c'est la création du réseau européen des transports ; la Trans European Networks... Sur lui repose la mission d'absorber le surplus de transit généré par les affaires et les hommes d'affaires.
[7] De 50 et 60% des usagés du " TGV nord " sont cadres.
[8]Association de lobbying regroupant entreprises et institutions avec comme objectif d'amener le TGV-nord au centre de Lille.
[9] Voir le n°14, " Lille citée en exemple ", du torchon de la mairie distribué dans nos boîtes.

[10]Lois sécurité quotidienne approuvées par l'ensemble de la gôche plurielle.
[11] C'est la première fois que le titre de " capitale européenne de la culture " est attribué à deux villes la même année.
[12] " Carrefour est aujourd'hui le partenaire naturel de Lille2004 / Le lien est historique entre Accor et la région ", kit organisateur Lille2004.
[13] Film coloré apposé sur les verrières de la gare.
[14] M. Aubry, revue de présentation du projet 2004, " Lille le bel enjeu. "
[15]Communauté urbaine de Lille présidée par P. Mauroy.
[16]Les premiers charters affrétés à la déportation massive de sans-papiers ont vu le jour sous une gouvernance PS.
[17]Voir "Thèses sur Lille2004" n°15.
[18]Jamais une "capitale de la culture" n'avais réussi à récupérer autant de financement privé.
[19]Voir l'article "Au-delà du réel".
[20]D. Fusillier, directeur de Lille2004
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